« Il y a tout un spectre d’émotions dans le jazz : de la colère, de l’indignation, de la réjouissance, de l’espoir. » Et une envie de viiivre. Avec trois « i ». Celle dont Ricardo Lamour, alias Emrical, souhaite parler dans son concert ainsi intitulé. Viiivre, donc. « Dans toute la plénitude de ce qui nous revient de droit. »

« Je ne suis pas sorti de l’École nationale de théâtre. Je n’ai pas fait le Conservatoire. Je suis juste un gars qui beat-boxait dans l’autobus jaune en se rendant à l’école publique. »

Juste un gars, Emrical ? « Je ne sais pas comment présenter mon parcours de façon linéaire. »

Peut-être, tout simplement, parce qu’il ne l’est pas. De toute façon, les parcours linéaires, entendons-nous, c’est vite ennuyeux.

« Conçu en Haïti, né ici », Emrical a plutôt mené une vie qu’il qualifie de jazz. « Comme la vie de ma mère, de ma grand-mère et des mères des enfants du bout du monde est jazz. »

Pendant de nombreuses années, son jazz précis à lui, c’était son militantisme. « Quand je punchais out, j’essayais de trouver des manières de réparer les fractures de notre société avec des actions. Pour dire qu’il y a un problème. »

On se souviendra que, l’été dernier, le rappeur s’est opposé, avec le collectif SLĀV Résistance, à la présentation de la pièce de Robert Lepage au Théâtre du Nouveau Monde. Après l’annulation du spectacle, il y a eu les débats, les discussions, les échanges. Des rencontres entre artistes, opposants et organisateurs, retracées dans le documentaire Entends ma voix, de Maryse Legagneur, Arnaud Bouquet et Véronique Lauzon. Un film auquel Emrical a participé. Comme il participe, à son tour, au Jazz cette année. « L’équipe de Spectra a reconnu tôt qu’elle pouvait faire mieux. Je suis donc resté en contact avec elle pour voir ce qui était possible. »

Ce possible devient tangible avec son spectacle, Viiivre. Un mélange de théâtre et de musique ? « Exact, exact. L’idée, ce n’est pas d’enchaîner les chansons, tac, tac, tac, tac. »

L’idée, c’est de voir comment on peut raconter une histoire.

Ricardo Lamour, alias Emrical

Le CHAC

L’histoire qu’il raconte se déroule au CHAC. « Pas le CHUM, hein ? » Non, le CHAC. Le Centre hospitalier anti-colonisation.

Cette proposition, le rappeur la dit en phase avec la résolution de l’ONU sur la reconnaissance de la Décennie internationale des personnes d’ascendance africaine. Emplie, aussi, par « une sensibilité sur le plan du recul historique, une pertinence dans le maintenant, et des perspectives sur les façons de travailler ensemble pour l’avenir. »

Et… comment ça se traduit sur scène, tout ça ? « Ça se traduit… comme ça », lance-t-il en nous tendant un document broché. Le texte de son spectacle. On peut le garder pour le lire ? « Mais non ! Faudra le voir sur scène. »

Juste un clin d’œil, alors ? D’accord. Juste un petit : Emrical interprétera Tu ne me vois pas, l’une des compositions marquantes tirées de son deuxième album, Momentum. Puis, il fera des allusions à des pièces pop à succès qui tournent fort actuellement. Autre clin d’œil, littéral celui-là : « Mais on va laisser Taylor Swift en paix. »

Emrical sera plutôt accompagné par le groupe Eklktk, le maître percussionniste Elli Miller-Maboungou, la chanteuse Malika Tirolien. Ainsi que par Ebed Registre à la batterie, Nathan Dumont au piano, Paul Charles à la basse, Greg Clergé à la guitare. Ou, comme il les qualifie, « des boss. Des solides ».

[Ce sont] des gars dont le talent déborde. Des enfants des églises noires montréalaises, qui ont beaucoup grandi.

Ricardo Lamour, alias Emrical, à propos des artistes qui l’accompagnent sur scène

Lui-même a grandi à l’église. « Mon père était prédicateur », précise-t-il. C’est là qu’il a commencé à jouer de la batterie. Là qu’il a appris à travailler son leadership, à s’engager. Même à écrire des chansons. Après tout, pendant la messe, « il y a des séries d’accords qui reviennent souvent ! », dit-il en souriant. Puis il y a eu l’adolescence, marquée par Tupac, Eminem. « Tous ces artistes que je kiffais et que je suivais sur l’internet. »

Sérieux et comique

Il a ensuite suivi des cours en service social à l’Université de Montréal, dont il est diplômé. Toujours dans cette lignée, il y a cinq ans, il a conçu son Bout du Monde. Un collectif formé de cinq jeunes bourrés de talent, grâce auquel il célèbre « le génie des enfants ». Génie qu’il a mis de l’avant dans une conférence du volet Youth de Tedx, organisée l’an dernier, à Laval. Il y présentait, par exemple, le talentueux Melvin, qui dansait au son d’un rap qu’Emrical nous réinterprète sur-le-champ : « Bout du monde arrive dans ton musée fait table rase / Sur tes normes et principes on tourne la page / Terrains colonisés non cédés dommage / Checke tes privilèges / C’est qui les sauvages. »

Il nous parle aussi de Nicolas, alias Nix, « qu’il a quasiment vu naître ». Nicolas, et son plein d’énergie, qu’Emrical a entraîné à 8 ans dans des conférences qu’il donnait au Musée des beaux-arts de Montréal pour le Mois de l’histoire des Noirs. Et qui, dans Viiivre, incarne l’un des infirmiers du CHAC. L’un de ceux qui prennent soin d’Emrical, qui joue, quant à lui, un patient ayant perdu la carte.

Encore une fois, il nous cite un extrait : « J’ai besoin que tu m’montres sur quel bouton appuyer / Y a pas juste Kim Jong qui aimerait tout faire sauter. » Puis : « Je roule à 100 dans une zone de 30 / Je suis fou comme Donald Trump. »

On remarque que, malgré leur côté sombre, ses paroles ont parfois une subtile teinte d’humour. « Où ça ? Où ? », commence-t-il par demander avant d’avouer : « J’essaye d’en placer une couple. Quand j’étais petit, les gens me voyaient humoriste. Même aujourd’hui, les musiciens qui répètent avec moi me demandent pourquoi je ne le suis pas devenu. »

« Pourquoi ? », lui demande-t-on à notre tour. « C’est peut-être gros, mais… je suis resté figé avec cette idée du comique qui n’est jamais pris au sérieux. Et je voulais juste être pris au sérieux quand j’étais plus jeune. J’avais l’impression que je le serais en faisant autre chose que des blagues. »

En rappant, par exemple. Ce qu’il fait, une dernière fois pour la route : « Je suis tanné de courir après le vent / J’ai déjà 34 ans / J’refuse d’être un autre exemple de talent / Mort de l’anonymat de son existence / Que le ciel m’entende. »

Viiivre Mercredi 3 juillet, à la Cinquième Salle de la Place des Arts, à 19 h, dans le cadre du Festival international de jazz de Montréal