À la veille de tirer sa révérence, André Ménard évoque ses souvenirs les plus prégnants du festival qu’il a cofondé il y a 40 ans.

Tom Waits

« En 1981, nous étions à l’Expo Théâtre et au Club Montréal avant qu’on le nomme Spectrum. On avait eu Weather Report en ouverture et Tom Waits le lendemain, la seule fois qu’il a joué au Festival de jazz. Tom Waits se produisait pour la quatrième fois à Montréal ; il était venu au St-Denis en 1978, et il était revenu en 1980 à l’Auditorium Le Plateau. En 1981, il s’était produit avec Greg Cohen à la contrebasse et Teddy Edwards au sax ténor. Il avait fait pas mal tout l’album One from the Heart, superbe trame sonore d’un des plus grands échecs de Francis Ford Coppola. Les chansons étaient magnifiques, on avait fait une télé avec ce concert, dont on peut trouver les extraits sur YouTube de nos jours. »

Miles Davis

PHOTO ROBERT ETCHEVERY, FOURNIE PAR LE FESTIVAL DE JAZZ

Le trompettiste Miles Davis, en 1982

« En 1982, c’était l’arrivée du festival dans la rue Saint-Denis, un premier vrai big bang pour le festival. On avait loué le Théâtre St-Denis, la Bibliothèque nationale, la salle Marie-Gérin-Lajoie de l’UQAM, des terrasses comme La Cour et le Saint-Sulpice. Ce fut la première présence du trompettiste Miles Davis, qui avait récemment sorti les albums The Man with the Horn et We Want Miles. Il ne jouait pas avec beaucoup d’assurance, mais, juste le voir, c’était… wow ! Une statue qui bouge ! J’étais à l’arrière-scène, mais j’étais incapable de m’approcher, trop impressionné par son aura de béton. Contrairement à ce que plusieurs en ont dit, il était courtois et il avait tout un sens de l’humour. Il s’est produit au festival en 1982, 1983, 1985 et 1988. Ses derniers passages ont été mémorables : trois soirs consécutifs au Spectrum, en février 1990. On se rappelle d’ailleurs une cohabitation cocasse dans la même salle, un de ces trois soirs : Pierre Elliott Trudeau et le couple Pauline Julien-Gérald Godin. À ne pas asseoir à la même table ! »

Sarah Vaughan et Ella Fitzgerald

PHOTO ROBERT ETCHEVERY, FOURNIE PAR LE FESTIVAL DE JAZZ

Sarah Vaughan en ouverture du festival en 1983

« En 1983, on avait frappé fort : Sarah Vaughan en ouverture et Ella Fitzgerald en clôture. Le diptyque idéal au panthéon des chanteuses de jazz. Au St-Denis, il n’y avait que de la ventilation et il faisait vraiment chaud. Sarah Vaughan était âgée, corpulente, mais elle chantait encore merveilleusement bien. Dans sa loge, elle suait à grosses gouttes et avait réclamé un ventilateur. Or, c’était le 1er juillet, tous les magasins étaient fermés ! J’avais donc cogné à plusieurs portes rue Saint-Denis, j’en avais finalement trouvé un. J’apporte le ventilateur à Sarah Vaughan, qui me dit alors : “Ce n’est pas très bon pour ma voix d’être proche d’un ventilateur, ça m’en prendra deux à distance.” Alors ? Un ventilateur pour un demi-show et deux ventilateurs pour un show complet. Je m’étais dit : “Ah la ta… !” Au bout du compte, il valait mieux en rire. »

Astor Piazzolla

PHOTO JEAN-FRANÇOIS LEBLANC, FOURNIE PAR LE FESTIVAL DE JAZZ

Astor Piazzolla a offert son premier concert en Amérique du Nord au Festival de jazz, en 1994.

« En 1994, c’était le 15anniversaire du festival qui connaissait une croissance très rapide. Nous avions prévu une grande célébration au Forum avec l’OSM sous la direction de Charles Dutoit, avec Oscar Peterson et Jean-Luc Ponty. Le Pat Metheny Trio jouait cinq soirs avec Billy Higgins et Charlie Haden. Mais nous étions particulièrement fiers du premier concert d’Astor Piazzolla et son ensemble en Amérique du Nord. Alain et moi avions découvert le bandonéoniste sur un album avec le saxophoniste Gerry Mulligan. Nous ne le connaissions pas, bien qu’il fût déjà un grand maître. Ce soir-là au Spectrum, tu aurais entendu une mouche voler. Tout le monde était en extase ! Deux ans plus tard, Piazzolla voulait revenir au FIJM afin d’y présenter son Concerto pour bandonéon et orchestre. Nous avions fait l’offre à l’OSM. Deux mois plus tard, la secrétaire de Dutoit m’a rappelé, me disant que Charles ne voyait pas vraiment l’intérêt ! Sous la direction de Hun Bang, l’Orchestre Métropolitain avait accepté de jouer ce concerto avec Piazzolla en tant que soliste. »

Pat Metheny

PHOTO DENIS ALIX, FOURNIE PAR LE FESTIVAL DE JAZZ

Pat Metheny a offert des dizaines de concerts au Festival de jazz. On le voit ici en 1989.

« En 1981 au Club Montréal, on avait fait le projet de l’album As Falls Wichita, So Falls Wichita Falls, du Pat Metheny Group. L’année suivante, il avait joué la matière de l’album Offramp. Le guitariste est revenu pour une série de concerts au Club Soda, inspirés par Ornette Coleman, ce qu’on observe sur l’album Rejoicing. Au 10anniversaire du FIJM, on avait présenté Metheny sur McGill College. Après qu’il eut constaté l’immensité de la foule, il avait regardé par terre tout au long de sa performance ! Lorsqu’il a fait The Bat à la guitare synthétiseur, un hommage très free à Ornette, la foule a soudain été un peu moins compacte [rires]. Lorsque je lui ai passé la remarque, il m’a répondu : “André, not again !” Pour le 40e, j’aurais bien aimé faire une suite Secret Story à Montréal avec orchestre symphonique. Le budget n’a pas fonctionné… Pat Metheny demeure néanmoins un des piliers de l’histoire du festival, par la diversité et le nombre de ses concerts [des dizaines]. »

Wynton et Branford Marsalis

« En 1982, j’étais allé au festival de La Nouvelle-Orléans. Il y avait chaque soir un concert sur un river boat [bateau à roue à aubes] qui prenait le Mississippi. Un de ces soirs, en première partie, le fameux producteur George Wein avait présenté le trompettiste Wynton et le saxophoniste Branford Marsalis, originaires de Louisiane et qu’il présentait comme “l’avenir du jazz”. À mon retour à Montréal, j’avais dit à Alain qu’il fallait inviter les jeunes frères Marsalis pour un concert de minuit et aussi les filmer à ce stade de leur vie musicale, car je sentais que ça deviendrait important. L’année suivante déjà, nous avions un concert avec Herbie Hancock, Ron Carter et Tony Williams, et les vents étaient joués par Wynton et Branford. Ça n’avait pas été long ! Depuis lors, ils sont devenus de très grands représentants du jazz de notre époque, ce qu’ils ont démontré maintes fois au festival. »

Antônio Carlos Jobim

PHOTO SERGE LALIBERTÉ, FOURNIE PAR LE FESTIVAL DE JAZZ

Antônio Carlos Jobim, en 1986

« Nous l’avions rencontré à Montreux l’année précédente, je lui avais présenté notre programmateur David Jobin en ajoutant qu’il y avait plein de Jobin au Canada. Il était très sympathique et parlait le français fort convenablement. Il était venu avec une formation avec cordes, sa femme et sa fille étaient parmi les choristes. Très beau show. Dehors à l’arrière, j’avais un gros cellulaire, la brique grise avec antenne. Jobim sort pour fumer une cigarette et me demande ce que c’est. Il me demande alors s’il peut téléphoner à sa mère, je lui fournis le téléphone et il appelle sa mère, émerveillé. Puis il se trouve dans la loge et s’assoit à côté de mon ex-femme. “Hello, I’m Tom. I write the songs. » You bet ! C’était Jobim ! Très sympathique, courtois, contrairement à João Gilberto… un pas fin ! Plusieurs jours après le concert de ce dernier, il n’avait toujours pas quitté la suite de l’hôtel montréalais louée à nos frais ! On m’avait prévenu de la chose et l’établissement avait finalement mis Gilberto à la porte, puisque sa suite était réservée pour d’autres clients ! »

Dexter Gordon

PHOTO JEAN-FRANÇOIS LEBLANC, FOURNIE PAR LE FESTIVAL DE JAZZ

Dexter Gordon, en 1987

« En 1987, le saxophoniste Dexter Gordon était auréolé du film de Bertrand Tavernier, ’Round Midnight. J’étais allé l’accueillir avec sa femme à l’aéroport… juste après avoir enterré mon père ! J’étais évidemment très triste de cette mort, mais aussi heureux d’avoir Dexter Gordon au festival, malgré le fait qu’il ne nous avait jamais remboursé le dépôt de son cachet en 1982 après nous avoir fait faux bond. Alors je me retrouve avec lui dans sa chambre d’hôtel, on papote et il finit par me demander : “Do you have the key for the minibar ?” Sa femme l’avait alors engueulé : “Dexter ! He is the organizer of your concert, he’s not your hotel butler !” Dexter m’avait alors répliqué : “Oh… sorry. This is Maxine Gordon, my not so silent partner.” Il était complètement au-dessus de tout ça ! Et lorsqu’il s’était présenté devant le public, il avait pris son saxophone à bout de bras et l’avait dirigé vers le public, comme s’il s’agissait d’une offrande sacrée ! »

Charlie Haden

PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

Charlie Haden était de retour au Festival de jazz en 2004.

« En 1989, la série Charlie Haden a été la première et la meilleure de toutes les séries Invitation. J’étais très fier d’avoir fait ça, d’autant plus que presque tous les concerts sont devenus des albums, dont six sur Universal France réunis dans un coffret. On travaillait alors comme des orfèvres, c’était du curating de très bon niveau, à notre sens. Aujourd’hui, arriver à de tels résultats est de plus en plus complexe : l’argent vaut beaucoup plus en Europe qu’ici, d’autant plus que la saison des festivals s’y est densifiée. Donc, c’était un grand privilège que de mobiliser un artiste aussi important que Charlie pour huit concerts avec huit formations et programmes différents – Joe Henderson et Al Foster, Paul Motian et Geri Allen, Don Cherry et Ed Blackwell, Metheny et Jack DeJohnette, Paul Bley, Gonzalo Rubalcaba, Egberto Gismonti, Liberation Music Orchestra. Autant il pouvait se montrer difficile et capricieux (on se souvient de sa fameuse cage de plexiglas), autant il se montrait emballé par les grands défis artistiques que nous nous lancions mutuellement. C’est pourquoi il a été invité si souvent. »

Richard Galliano

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Richard Galliano, en 2008

« J’ai connu ce grand virtuose de l’accordéon avec l’album Panamanhattan, sorti en 1990. L’idée du projet était de réunir les esprits musicaux des rues de Paris et de New York. Je m’étais ensuite procuré plusieurs de ses albums. On sait que le son de l’accordéon est magique, mais il était alors associé à un esprit “vieille France”. Avec son talent extraordinaire, Richard Galliano a réussi à arracher l’accordéon à cet esprit passéiste français, notamment en investissant le jazz contemporain et la musique classique. Je me souviendrai toujours de cette série présentée au Gesù en 1998 – avec Michel Portal, Biréli Lagrène, Enrico Rava, Gabriele Mirabassi, Jean-Charles Capon et I Musici de Montréal. Selon moi, il est un des plus grands musiciens vivants, et c’est précisément pourquoi nous présenterons son 15e concert au festival. »

Le Cirque du Soleil

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Le Cirque du Soleil a été invité de nouveau
au Festival de jazz en 2004.

« Pour nous, 1995 a été une année bénie : l’émergence de Diana Krall au Cabaret du musée Juste pour rire, B.B. King et Buddy Guy sur une scène centrale au Forum, Toots Thielemans avec Kenny Werner et d’autres pointures, la superbe série Invitation avec Randy Weston et David Murray et… nous avions mis de l’avant ce Grand Événement gratuit : un hommage à l’univers musical du Cirque du Soleil et de son compositeur René Dupéré, avec des invités de marque, dont le Sénégalais Youssou N’Dour, la Québécoise Jorane ou la Brésilienne Daniela Mercury. Michel Lemieux et Victor Pilon avaient créé la scénographie et les projections. Nous avions été surpris par une affluence beaucoup plus considérable que prévu, mais ce fut quand même une soirée mémorable. Ce que je croyais au départ être un spectacle avec des musiciens du Cirque destiné au Spectrum était devenu ce mariage céleste entre le Cirque et le Festival. En 2004, Alain Simard avait invité de nouveau le Cirque pour un concept encore plus élaboré. »

Stevie Wonder

PHOTO PAUL CHIASSON, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE 

Stevie Wonder a inauguré la place des Festivals en 2009 lors du 30e Festival international de jazz de Montréal.

« À la fois pour le grand concert d’ouverture gratuit du 30festival et pour l’inauguration de la place des Festivals en 2009, nous avions réussi à nous entendre avec l’agent de Stevie Wonder, ce qui était pour nous un grand coup. À son arrivée, il sort du minibus et je le regarde : voilà l’incarnation de la musique plantée devant moi ! Impressionnant, vous dites ? Dans l’après-midi avant le concert, Wonder est prévu en conférence de presse à la toute nouvelle Maison du Festival. À la dernière minute, il réquisitionne un piano livré promptement. Au milieu des questions et réponses, il s’assoit devant l’instrument et commence à chanter une version modifiée de I Just Called to Say I Love You, à la mémoire de Michael Jackson qui venait de mourir 48 heures auparavant. Émotions et frissons traversent l’assistance de nombreux journalistes qui en ont pourtant vu d’autres. Ce moment historique se prolongera sur la grande scène. »