Cette pochette d'album me fascine: Tupac crucifié sur The Don Killuminati: The 7 Day Theory. Le disque a paru dans la foulée de sa mort, à 25 ans, la date de sortie ayant été hâtée en 1996 par Suge Knight, le patron profiteur de son étiquette de disques, Death Row, qui avait flairé la bonne affaire.

«You're nobody 'till somebody kills you», rappait quant à lui le rival de Tupac, Biggie Smalls. Son propre album posthume Life After Death (1997) est sorti à peine deux semaines après son assassinat. Depuis lors, toute relique de l'un de ces deux hommes est devenue une mine d'or pour les vautours. À preuve, après la mort de la mère de Tupac, Afeni, il y a deux ans, les nouveaux héritiers de sa fortune ont remis la main sur les archives du rappeur, que sa mère avait pourtant pris soin de rendre disponibles à tous à l'Université d'Atlanta. Je le sais trop bien: je devais visiter ces archives à l'été 2017 et on m'a averti la veille de ma visite que c'était dorénavant impossible. Parions sur la sortie prochaine de livres posthumes de Tupac. Que j'achèterai, comme tout le monde!

La tradition des disques posthumes des jeunes idoles mortes du rap ne faisait que commencer à la fin des années 90. Le plus récent exemple du genre est l'album Skins de XXXTentacion, lancé vendredi, six mois après son assassinat, à 20 ans. L'album s'ouvre sur une invitation faite à l'auditeur à «sortir de sa propre peau». À cesser d'exister, pendant 20 minutes, à l'instar de celui que nous nous apprêtons à écouter. C'est sombre, c'est lourd, mais ça touche parfois aussi au sublime.

Le rap entretient un rapport quasi obsessionnel avec la mort et, depuis quelque temps, avec la dépression aussi. C'est comme si une certaine branche du hip-hop était devenue obsédée par l'autodestruction.

À preuve, les frasques récentes de Kanye West, qui est le seul rappeur invité sur l'album du défunt, d'ailleurs. On aurait tort de ne pas prendre cette détresse hip-hop au sérieux, puisqu'en abordant de front la dépendance aux opioïdes, par exemple, le rap, encore une fois, attire l'attention sur les travers de la société contemporaine.

Le fils de Leonard Cohen a récemment fait paraître un premier recueil posthume de son père, et tout laisse croire qu'il y en aura plusieurs autres. Chose curieuse, dans ces poèmes, Cohen insiste pourtant sur la nécessité de se taire pour davantage laisser parler le grand tout.

Martin Heidegger, à la manière du chanteur Prince, n'a pas voulu prendre de risques, prévoyant de son vivant la publication posthume de ses oeuvres complètes. Et il y a aussi le cas tristement célèbre de Nietzsche, dont la soeur Elisabeth a rassemblé le recueil La volonté de puissance. Or, elle a aussi falsifié les écrits de son frère pour en faire un penseur proto-nazi, ce qui a considérablement compliqué la vie des profs qui l'enseignent depuis.

Tout cela pose bien des questions, éthiques bien sûr, mais métaphysiques aussi. Qui signe une oeuvre posthume? The Flame est-il un livre de Leonard Cohen, d'Adam Cohen, ou des deux? Voire un peu de nous tous, qui le lisons et l'interprétons? Jacques Derrida ira jusque-là, dans Otobiographies.

J'ai toujours l'impression de me faire un peu avoir par ces oeuvres de disparus. Parfois, pour la simple raison que je ne connaissais même pas XXXTentacion de son vivant. 

J'ai toujours ce sentiment désagréable que l'album du décès n'est pas une vraie oeuvre, mais plutôt un collage, un genre d'album-souvenir.

Je crois un peu, pour le dire comme le romancier autrichien Robert Musil dans son recueil de nouvelles OEuvres pré-posthumes, assister à une «vente de feu», à une liquidation des stocks restants avant d'en arriver finalement aux marchandises de la nouvelle saison. Mais c'est une liquidation que je n'arrive pas à snober. Musil affirme de manière tranchante que s'il écrit des oeuvres posthumes de son vivant, c'est que l'idée de l'auteur, le vrai, est quelque chose de mort. Les auteurs, se plaint-il en 1935, sont des êtres préfabriqués, en quelque sorte, et exilés de la vie. Ça a toujours été ainsi, affirme-t-il. Les auteurs sont des pères morts avant que les enfants ne naissent, comme le veut le sens premier du mot « posthume ». L'oeuvre, d'un seul auteur et d'un seul signataire, devient alors une notion limite, un peu fausse, un peu commerciale, puisque comme je le sais de plus en plus, même pour un livre, c'est toujours un travail à quatre mains, voire six, ou même huit. Et pour l'oeuvre posthume, c'est pire. Des vautours, disais-je.

Les oeuvres restantes se présentent en tas, à ceux qui restent. L'organisation du tout est nécessairement modifiée par ceux qui rassemblent et organisent les petits tas, ce qui laisse place à toutes les interprétations. Je pense au rappeur Mac Miller par exemple, mort cet automne, qui, comme Tupac, enregistrait compulsivement des chansons, et dont les sorties d'albums pourraient se poursuivre encore longtemps. Nécessairement, l'édition fera revêtir une nouvelle peau aux chansons éparses. Dans le cas de XXXTentacion, cette idée de peau neuve s'est manifestée jusqu'à la production d'une collection de vêtements en lien avec l'album. La métaphore ne pourrait pas être plus claire: sortir de sa peau pour revêtir celle, encore souple, du corps pourtant raidi du rappeur.

Des hoodies, vraiment? J'ai hâte de déballer mes cadeaux.

IMAGE FOURNIE PAR BMG Direct Marketing, Inc.

L'album The Don Killuminati: The 7 Day Theory de Tupac, paru dans la foulée de la mort du rappeur.