Les baffles crachent un rythme percutant, le DJ triture les arrangements, le rappeur déclame ses vers lancinants et la foule jubile en se dandinant: la scène, impensable il y a 20 ans, reste toutefois marginale au Soudan où règnent les islamisants.

«Loin de mon pays, j'ai perdu le goût de la vie, je t'aime ma terre natale, je t'ai pleurée toutes les nuits, mais personne ne m'a jamais posé une «sou'al»» (question), scande doucement dans un français entremêlé d'arabe le rappeur Abbas Annoor, le pas assuré, les épaules carrées.

Ce jeudi soir, ils sont une centaine à suivre sa performance. Après une première demi-heure tranquille, les arrière-trains vissés sur des chaises de plastique «made in China», les jeunes spectateurs s'embrasent, se libèrent du poids de l'inertie ambiante et multiplient les pas de danse, les filles bougeant des hanches, les garçons imitant les stars du rap américain.

Dans la foulée du coup d'État d'Omar el-Béchir soutenu par les islamistes en juin 1989, la musique populaire avait été bannie à Khartoum. Mais depuis la signature de la paix il y a cinq ans entre le Nord, musulman, et le Sud, en grande partie chrétien, la chanson reprend ses droits et de nouveaux courants s'imposent.

«Le hip-hop est nouveau ici mais c'est quelque chose de mondial. On commence à apprendre le hip-hop à la télévision, avec les Américains. On essaie de faire les mêmes gestes qu'eux», dit Moutoili, sourire irradiant la salle.

«On essaie de faire de notre mieux pour faire bouger les gens, pour convaincre les vieux et les jeunes de venir voir ce qu'on fait. Et à chaque fois on a plus de spectateurs», lance Abbas, qui a quitté son Darfour natal pour s'installer à Khartoum.

Avec ses textes en français, en anglais et en arabe dialectal, son mélange d'influences hip-hop et de sonorités du terroir, Abbas est une sorte d'ovni sur la scène musicale soudanaise où les orchestres traditionnels, avec leur doux blues du Nil aux rythmes syncopés, tiennent toujours le haut du pavé.

Des rappeurs soudanais comme Emmanuel Jal, ancien enfant soldat du Sud-Soudan, et Sami Deluxe, un Allemand aux origines soudanaises, mènent des carrières confortables en Occident. Mais au Soudan, les artistes hip-hop doivent se battre pour exister.

«Ici, c'est comme un style «underground»», regrette Mc Mo qui, le soir venu, tel un super héros, retire sa veste de dentiste pour enfiler son habit de rappeur.

Si les orchestres traditionnels se produisent dans de grands clubs ou les mariages, le hip-hop reste cantonné aux enceintes des centres culturels étrangers de la capitale.

«Nous tentons de promouvoir ces artistes, de leur donner une tribune», affirme Mamoun Mansour, directeur de la programmation de radio Mango, une station privée de Khartoum qui fait la part belle au hip-hop.

«C'est une tendance qui monte. Il y a du hip-hop soudanais en arabe et en anglais. Il y a beaucoup de petits studios où les artistes peuvent enregistrer des chansons. La difficulté n'est pas d'enregistrer, mais de mettre la production sur le marché», explique-t-il.

L'amour, le quotidien, la politique: les rappeurs soudanais abordent les mêmes thèmes que leur confrères de New York, Paris ou Dakar, mais prennent quand même quelques précautions. «S'il y a des chansons qui disent des vérités, je les fais en français», souligne Abbas Annoor, à propos du Darfour.

Le chanteur Taha Suleiman a surfé l'an dernier sur la vague du mandat d'arrêt de la Cour pénale internationale (CPI) contre le président Béchir, accusé de crimes de guerre au Darfour, avec son tube «mushkilet» (problèmes), histoire d'un peuple pris entre les feux de l'Occident et de son gouvernement.

Mais à l'approche des élections d'avril, personne ne s'est encore risqué dans le hip-hop engagé.