Même s'il a fêté ses 65 ans cet été, la dernière chose dont rêve Robert Charlebois, c'est de retraite. Pour le prouver, il remonte sur la scène de La Tulipe le 25 octobre pour le coup d'envoi d'Avec tambour ni trompette, un nouveau spectacle ludique où 40 instruments joués par trois musiciens pieuvres entraîneront notre Garou national dans ce qui sera peut-être sa dernière épopée rock.

La dernière fois que je me suis assise pour une entrevue sérieuse avec Robert Charlebois, mon fils de 18 ans n'était pas né, Jérôme et Victor, ses fils à lui, marchaient à peine, internet n'existait pas et Guy Laliberté ignorait qu'il serait un jour assez fortuné pour s'envoyer en l'air dans l'espace. Si ma mémoire n'est pas trop défaillante, notre dernière rencontre professionnelle remonte à la sortie soit de Heureux en amour, en 1981, soit à celle de Swing Charlebois swing, son disque de préretraite précoce paru en 1977 alors qu'il avait l'âge du Christ et venait de se découvrir une passion immodérée pour le golf.

 

Depuis cette rencontre mémorable, je n'ai plus fait d'entrevue avec Charlebois, mais je l'ai croisé souvent avec sa femme Laurence, en ville, à L'Assommoir, le resto de leur fils Victor, au théâtre, dans les lancements de disques ou dans les cocktails dînatoires à la gloire de Ségolène Royal, une amie de la famille.

Mais cette semaine, au sous-sol des nouveaux locaux de la compagnie La Tribu, la boîte des Cowboys fringants, l'heure n'était plus aux mondanités, mais au bilan d'une carrière exemplaire qui dure depuis plus de 40 ans et a produit une trentaine de disques, plus de 300 chansons et un nombre incalculable de performances de scène toutes plus énergiques, électriques et survoltées les unes que les autres, dont le grand frisé a toujours eu le secret.

Énergie vitale

On a souvent qualifié Charlebois de bête de scène. Encore aurait-il fallu préciser que la bête en question n'avait pas que de la présence, elle avait aussi de l'énergie: une énergie vitale, volcanique, hors du commun.

«L'énergie, c'est la clé de la vie, affirme Charlebois en connaissance de cause. C'est aussi, avec la beauté, une des grandes injustices de la vie. Pourquoi certains sont finis à 30 ans et que d'autres sont encore debout et vaillants à 95 ans? C'est un mystère. En même temps, personne n'est à l'abri d'une baisse de vitalité et d'énergie. Pour ma part, entre 40 et 60 ans, je n'ai rien senti. Mon niveau d'énergie était intact. Après, j'ai commencé à sentir une différence. Pas sur scène. Quand j'en sortais. C'est pourquoi le spectacle que je suis en train de monter sera probablement mon dernier clin d'oeil rock'n'roll. Parce que veut, veut pas, à un certain moment, t'as beau chanter «c'est pas physique, c'est électrique», c'est pas mal plus physique que tu le chantes.»

Cette fois, sur scène, il y aura seulement trois musiciens qui accompagneront Charlebois. Mais leur petit nombre sera compensé par l'utilisation de 40 instruments allant du ukulélé à la mandoline en passant par le banjo, le banjo sexto et toutes les formes de guitares électriques, ce qui fait dire à Charlebois que le concert sera plus proche de Led Zeppelin que de Tiny Tim.

Être raisonnable

Avec son avant-dernier spectacle, Avril sur Mars, qui mettait en scène 16 musiciens, Charlebois a écumé les quatre coins de la province pendant trois ans.

«Ce qui était formidable avec cette tournée, c'est que sur 250 soirs de show, il y a peut-être eu quatre nuits où je n'ai pas couché dans mon lit. Le reste du temps, je me faisais reconduire par un chauffeur, ce qui m'empêchait d'aller prendre un coup après avec les gars et ce qui m'aidait à rester en forme.»

De ville en village, de municipalité en banlieue, Charlebois soumettait tous les soirs son public à une sorte de sondage spontané. Levez la main ceux qui ne m'ont jamais vu en spectacle, leur demandait-il.

«Peu importe l'endroit, 90% des gens de la salle levaient la main. Des jeunes, des vieux, des entre-deux. J'avais l'impression d'être devenu une sorte de phénomène comme Broue, dont le public se renouvelle constamment. C'était un show énorme. On se déplaçait à 24. Heureusement, il n'y avait aucune pomme gâtée parmi nous. Tout le monde était à l'heure et personne ne buvait avant le show. Ça fait toute une différence. Dans la Maudite Tournée, on prenait tous un coup solide et ça paraissait.»

Nous bavardons depuis à peine une demi-heure et je constate que l'alcool est revenu sur le tapis à plusieurs reprises déjà. Je croyais pourtant que Charlebois ne buvait plus.

«C'est un petit peu plus compliqué que cela, répond-il. Disons que j'ai arrêté de boire, j'ai recommencé, j'ai re-arrêté et là, j'essaie d'être raisonnable, mais ce n'est pas toujours évident. En ce moment, par exemple, ma belle-mère de 95 ans est en ville, alors c'est la fête tous les soirs avec les amis et les enfants. On fait des grandes bouffes avec de grands vins. Cela dit, je ne bois plus comme avant. Faut dire qu'il y a eu un temps où même si je ne buvais pas autant qu'Éric Lapointe, Gainsbourg ou Claude Nougaro, qui en est mort, disons que je ne donnais pas ma place. J'aurais pu facilement finir alcoolique et ruiné. Surtout si je n'avais pas vendu Unibroue au bon moment.»

En 2004, la vente de la brasserie, dont il était un des trois actionnaires, à John Sleeman (qui l'a depuis revendue à Sapporo), a pavé la voie à son retour fulgurant sur scène. À jeun, survolté et tout étonné d'avoir retrouvé l'énergie de ses 20 ans, Charlebois s'est lancé à fond dans le spectacle Tout écartillé. Puis il a enchaîné avec le spectacle Avril sur Mars, qu'il ressuscitera d'ailleurs pour un soir en février prochain aux Olympiques de Vancouver, lors du spectacle de clôture du Village francophone.

De Harper à Péloquin

En évoquant ce voyage à Vancouver, je demande à Charlebois s'il est toujours aussi canadien qu'avant.

«Le Canada, répond-il, est un pays qui ne marche pas comme il devrait marcher. Quant à son premier ministre actuel, je ne dirai jamais que c'est un nul. Au contraire. Stephen Harper est quelqu'un dont l'intelligence m'a toujours séduit. Reste que même s'il a fait énormément pour la musique, je suis en total désaccord avec toutes ses politiques. Toutes.»

Avoir eu 35 millions comme argent de poche, Charlebois n'en aurait pas profité pour s'envoler dans l'espace avec un clown du nom de Laliberté.

«Moi, ironise-t-il, j'aurais payé pour qu'on ne m'y envoie pas. J'aime la Terre. J'aime la matière aussi. Pas au sens matérialiste du mot. Au sens que je suis convaincu que la matière était là avant nous et que la vie, ça se passe sur Terre. Après ça, il n'y a plus rien. C'est pour ça que je déteste autant les religions monothéistes qui tentent de nous faire croire le contraire.»

Charlebois ne croit pas à une vie dans l'au-delà. Pas plus qu'il ne croit que l'eau va bientôt manquer sur Terre. Il y a sept fois plus d'eau sur Terre que de terre, plaide-t-il. En revanche, il n'a pas été surpris de voir la bisbille éclater entre le clown de l'espace et son ex-acolyte, le poète Claude Péloquin. Chargé d'écrire le poème que le clown lirait dans l'espace, Péloquin a été remplacé à la dernière minute par l'écrivain Yann Martel.

«Quand Péloquin a un verre dans le nez, c'est un gars pas gérable, affirme-t-il. Il fait une paranoïa ciblée sur l'argent. La dernière fois que j'ai travaillé avec lui, il voulait un chèque de 2000$ avant que je puisse lire le texte d'une chanson qu'il venait d'écrire. Si Laliberté m'avait appelé, j'aurais pu lui dire d'avance qu'il allait avoir des problèmes.»

Même s'il trouve que sur les 40 millions de golfeurs dans le monde, 20 millions sont des crétins, Charlebois prend autant de plaisir à jouer au golf à 65 ans qu'il en prenait à 30.

Mais contrairement à la vaste majorité des golfeurs, il ne rêve pas de prendre sa retraite pour parcourir les greens à l'année. La retraite, dit-il, c'est l'antichambre de la mort. Quant à la scène, c'est encore le meilleur et le plus puissant des antidotes. Comptez sur Charlebois pour y prolonger son séjour. Avec ou sans trompettes et tambours.