Le directeur du quotidien français Libération, Nicolas Demorand, a annoncé jeudi sa démission, en pleine crise entre actionnaires et rédaction, alors qu'un apport financier est envisagé pour sauver ce symbole de la presse issu de mai 1968.

«J'ai décidé de démissionner de ma fonction de directeur et de quitter Libération», a-t-il déclaré au site internet du journal Le Monde. «Libération vit désormais une crise ouverte, je cristallise une partie des débats et j'estime qu'il est de ma responsabilité de patron de redonner des marges de manoeuvre et de négociation aux différentes parties».

Le quotidien de gauche, fondé en 1973 par l'écrivain et philosophe Jean-Paul Sartre et reconnu pour sa liberté de ton au service d'un journalisme de combat, traverse la crise la plus grave de son histoire, provoquée par une importante chute de ses ventes et une panne critique de trésorerie.

Le projet de l'un des actionnaires, Bruno Ledoux, de créer un réseau social et de transformer le siège parisien de Libé en espace culturel, transférant la rédaction en banlieue, dévoilé vendredi, avait déclenché la colère et la rébellion de la rédaction.

Les salariés se sont sentis trahis car ils négociaient depuis des mois un plan d'économies sans rapport avec ce projet qui semble tenir le journal papier pour accessoire.

«J'ai été confronté, pendant mes trois ans passés à Libération, à des crises sévères, mais c'est la première fois qu'il m'apparaît clair que je dois bouger», a souligné Nicolas Demorand.

En novembre, l'ex-directeur, aux relations très dégradées avec la rédaction, avait été la cible d'une motion de défiance. Il y a une semaine, la rédaction s'était même opposée à la publication de son éditorial.

L'actionnaire Bruno Ledoux, lui, assurait mercredi dans un entretien à l'AFP avoir «bon espoir» malgré tout de réaliser son projet. Il disait espérer un prêt du gouvernement français, les actionnaires effectuant  de leur côté un apport «symbolique».

Selon Libération, l'État pourrait mettre deux millions d'euros sur la table, et autant les actionnaires.

«L'amour, ça ne suffit pas»

Nicolas Demorand déplore, dans son entretien avec le site du Monde, le «blocage» des réformes qu'il a cherché à entreprendre pendant son mandat pour «faire prendre à l'entreprise le virage numérique» et compenser la chute des ventes papier.

«Pour que Libération survive, cette mutation multisupport devra être faite. Les termes de l'équation seront identiques pour mon successeur», juge-t-il.

«Le divorce était consommé depuis longtemps», a dit à l'AFP Tonino Serafini, délégué Sud à Libération. «Quand il est arrivé, j'ai pensé qu'il viendrait avec un discours structuré, des pistes, des grandes lignes. Mais pas du tout. Il se contentait de dire pourquoi il aimait Libé. Quand on veut diriger une boîte, l'amour, ça ne suffit pas», poursuit-il, en soulignant que son départ «ne règle que la crise de direction, pas la crise financière ni celle de l'actionnariat».

«Libération perd un grand talent, c'est une décision courageuse et généreuse. Il faut la saluer comme un geste d'apaisement alors qu'il a essayé de conduire un changement et n'a pas démérité», a pour sa part déclaré à l'AFP l'homme d'affaires François Moulias, représentant les actionnaires de Libération et qui a intégré en janvier le directoire du journal.

Jeudi, Libération publie dans ses pages une pétition de soutien à la rédaction, intitulée «Nous voulons notre journal tous les matins», signée d'une soixantaine d'artistes, venus majoritairement du milieu du cinéma, dont Olivier Assayas, Juliette Binoche, Jean-Pierre et Luc Dardenne ou Agnès Varda.

De son côté, l'écrivain italien Umberto Eco salue sur la même page «un exemple de presse libre et courageuse», estimant qu'«il serait très triste de la voir changer en quelque chose d'autre». «Paris est plein de restaurants excellents», ajoute-t-il en référence au projet des actionnaires. «Mais les beaux quotidiens sont très rares».

Demorand et la rédaction de Libération: une longue histoire de désamour

La démission, jeudi, du directeur de Libération Nicolas Demorand a mis fin à des relations tumultueuses avec la rédaction du journal, qu'il n'aura jamais réussi à convaincre de pouvoir redresser un titre confronté à de graves difficultés financières. Voici les grandes étapes de ce bras de fer.

2011

> 1er mars: Nicolas Demorand succède à Laurent Joffrin et devient directeur de la rédaction et membre du directoire de Libération.

> 30 juin: première motion de défiance, adoptée à 78% par les personnels de Libération, qui reprochent à Demorand son refus d'embaucher un CDD de plus d'un an en CDI, et son isolement de la rédaction.

2012

> 2 avril: lors d'une assemblée générale houleuse, la Société civile des personnels de Libération (SCPL) fait état du «grand malaise» d'une rédaction «dépossédée du journal», qui juge la direction «autoritaire et arrogante» et dénonce ses «Unes racoleuses». «Un an après l'arrivée de Nicolas Demorand, la greffe n'a pas pris», assène-t-elle.

2013

> 8 avril: nouveau coup de semonce de la SCPL qui dénonce «une faute déontologique grave» avec la publication en Une de Libé d'une rumeur prêtant au ministres des étrangères, Laurent Fabius, un compte en Suisse. M. Fabius «dément formellement» et le 11 avril, Nicolas Demorand présente ses excuses aux lecteurs.

> 19 juin: Demorand cesse d'être directeur de la rédaction, reste président du directoire.

> 27 novembre: 2e motion de défiance (89,9%) contre Demorand qui veut réviser les accords sociaux des journalistes.

> 20 décembre: la direction détaille en comité d'entreprise un plan d'économies de 4 millions d'euros prévoyant une baisse des salaires en échange d'une réduction du temps de travail. Après trois ans à l'équilibre, Libé prévoit plus d'un million d'euros de pertes pour 2013 et cherche un nouvel actionnaire de référence.

2014

> 17 janvier: François Moulias, le représentant des actionnaires de Libération, intègre le directoire du journal. Ses missions: recapitaliser Libération et mettre en oeuvre un plan de baisse des charges.

> 6 février 2014: les salariés votent une grève pour 24 heures, réclament à nouveau le départ des dirigeants Philippe Nicolas et Nicolas Demorand.

> 7 février: les actionnaires présentent un projet faisant de Libération non plus «seulement un éditeur papier», mais un «réseau social, créateur de contenus monétisables sur une large palette de supports multimédias». Ils veulent transformer le siège en espace culturel. Dans un courriel confidentiel, l'homme d'affaires Bruno Ledoux (qui détient 26% du journal) qualifie les salariés de Libération d'esprits «étriqués».

> 8-9-10 février: les salariés de Libé clament en «Une»: «Nous sommes un journal». Au cours d'une AG agitée, ils décident d'entrer en résistance en racontant dans le journal leur «combat pour garantir l'avenir de Libé» plutôt que de faire grève.

> 13 février: Nicolas Demorand annonce sa démission du journal dans un entretien au Monde.fr.