Dans l’essai Submersion, Bruno Patino, président de la chaîne de télévision franco-allemande ARTE, évoque le déluge de musique, films, séries et livres qui nous envahit au quotidien. Le flux est constant et on se sent submergé ; nous passons 40 % de notre temps éveillé en ligne et 100 jours en moyenne dans notre vie à choisir ce qu’on va regarder. Cette abondance de contenus nous paralyse en plus de nous fatiguer. Entrevue.

Vous commencez votre essai en disant que nous avons perdu la nuit. Avec les écrans, la connexion permanente, la lueur bleutée qui jamais ne s’éteint… et nos yeux ne ferment plus.

J’éprouve ce sentiment d’être absolument englouti par les images, les séries, les films, les musiques, et je pense que ce sentiment est partagé par beaucoup de monde. Cette lumière bleue me propose une quantité illimitée de contenu, j’en oublie l’heure nocturne pour plonger dans l’infini que proposent les écrans. Je passe d’une application à une autre, sans jamais me satisfaire, et je me sens submergé. Je ne cesse de m’interroger : comment le fait d’avoir accès à tout, ce qui devrait être une richesse et une vraie liberté, peut donner prise à ce sentiment envahissant ? La déferlante est constante, le temps du choix est devenu impossible, c’est la submersion.

L’abondance de contenu était une promesse de la société numérique et elle est devenue un problème, pourquoi ?

On aurait dû se sentir maître du monde, mais cet accès à une production illimitée nous fatigue, on ne sait plus quoi choisir et on ressent une fatigue par rapport à cet engloutissement. Au lieu d’être rassasiés, nous sommes lassés, découragés. Avoir accès à tout, c’est ne plus arriver à choisir. On se sent dépassé et on s’en remet à des formules de calcul, des algorithmes. Cette profusion infinie de contenu et l’accélération dans leur production, qui va d’ailleurs s’accroître avec l’intelligence artificielle, a deux conséquences, celle de ne plus pouvoir choisir et la confusion entre réalité et fiction.

Vous parlez du paradoxe du choix : plus on a le choix et moins on arrive à choisir.

Une étude britannique de 2021 révèle que nous passons en moyenne 100 jours d’une vie à décider ce que l’on va regarder ! C’est quand même vertigineux ! Plus l’offre est étoffée et plus on a du mal à choisir, et on finit toujours par dire quelque chose de très paradoxal : il n’y a rien sur Netflix ni sur Spotify alors qu’il y a près de 90 millions de titres ! C’est une absurdité, mais en réalité, c’est un ressenti très fort. Comment se fait-il, alors qu’on n’a jamais eu autant d’options, qu’on a du mal à choisir ? C’est le paradoxe du choix, une théorie du psychologue américain Barry Schwartz qui pense que le fait d’avoir trop d’options nous paralyse et nous insatisfait. Plus on vous donne des options et plus il est difficile de choisir. Car plus on me donne de choix, plus mes attentes sont élevées, si j’ai un choix à faire sur 100 millions, je dois trouver le truc parfait ! Alors que si j’ai le choix entre deux ou trois films, je vais me satisfaire de peu. Le problème, c’est que je ne vais pas utiliser ma raison pour faire le choix parmi 100 millions de titres. Je vais le déléguer à un algorithme, et déléguer une partie de ses choix à une formule mathématique, c’est déléguer à une formule réductrice de soi-même, et on sera déçu. Ne déléguons pas nos choix à des formules mathématiques qui nous empêchent de faire des découvertes et d’avoir des surprises.

Vous écrivez que nous sommes dans une société de la fiction permanente et que notre rapport au réel est passé au second plan.

On est entouré en permanence de fictions fondées sur des faux réels, il y a aussi des expériences qui vont se multiplier, car on est entouré d’intelligence artificielle, voire d’avatars qui font des concerts ! J’étais au concert d’Abba, et ce qui m’a impressionné, ce n’est pas la performance technologique des avatars qui est pourtant impressionnante, mais c’est la réception du public, dont je faisais partie… au bout de quelques minutes, c’est comme si les avatars étaient réels ! Cette imbrication entre la fiction et le réel, on adore ça, mais l’hallucination peut nous guetter si on n’arrive plus à distinguer l’une de l’autre. On le voit bien dans le domaine de l’information, la frontière entre la fiction et la réalité se brouille et peut poser d’énormes problèmes. Quand c’est dans un concert, c’est une richesse, mais lorsque c’est dans le domaine de l’information, c’est un danger.

Quelles sont les solutions face à cette submersion ?

Le changement de paradigme survient dans les années 2006 et 2007, lors de l’invention de l’iPhone, l’époque de la connexion permanente commence et l’écran devient omniprésent. Vous savez, nous touchons notre téléphone mobile plus de 600 fois par jour et je crois qu’on ne va pas pouvoir s’isoler de la submersion, mais la naviguer. La meilleure réponse à tout ça, c’est l’éducation au discernement entre ce qui est vrai et ce qui est faux et limiter l’emprise des algorithmes. La régulation est nécessaire, mais il faut développer la culture du discernement. La solution ne sera pas technologique, elle réside chez l’être humain, il faut évidemment tenter de limiter la dépendance aux écrans, supprimer les alertes et notifications, s’imposer des moments de déconnexion. Ce n’est pas la première accélération technologique à laquelle on a accès. Avant l’invention de l’imprimerie (en 1450), il fallait environ 1 an de travail à un moine copiste pour fabriquer une Bible, et 50 ans après l’invention de l’imprimerie il y avait 15 millions de livres en circulation en Europe. Face à cette accélération inouïe de production du contenu, l’être humain s’est culturellement et socialement adapté à cette profusion. On a un enjeu de même nature qui se présente à nous actuellement et nous allons nous adapter.

Submersion

Submersion

Éditions Grasset

134 pages