Son nom a été de toutes les listes de prix littéraires français cet automne. Goncourt. Médicis. Décembre. Les récompenses ont rapidement suivi. Prix littéraire Le Monde. Prix Les Inrockuptibles. Prix Blù Jean-Marc Roberts. Puis, couronnement, le Femina, début novembre.

Aujourd’hui, Neige Sinno est encore sous le choc du tourbillon dans lequel elle a été entraînée et du succès inattendu de Triste tigre, qui a marqué son entrée fracassante dans le milieu littéraire alors qu’elle écrivait « dans le secret » depuis 25 ans. « Le destin de ce livre a été tellement au-delà de ce que j’avais imaginé possible », dit-elle alors qu’elle est de passage à Montréal pour une série de rencontres et d’entretiens autour du Salon du livre.

Sa plus grande fierté, cependant, c’est d’avoir réussi à parler de son livre au-delà du « fait divers » qui a marqué sa vie – les viols répétés de son beau-père durant son enfance dans les Alpes françaises.

Une des choses qui me faisaient peur, c’est qu’on me ramène à mon histoire personnelle et que je ne puisse parler que de la question de l’inceste.

Neige Sinno

Pas une fois au cours de notre discussion sa voix ne flanche. Et pourtant, on sent la fêlure, vive sous la surface. Comme une cicatrice invisible. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’elle n’a pas voulu écrire une autobiographie. « Grâce à cette forme que j’ai trouvée, je ne suis pas obligée de tout dire sur ma vie. C’est comme ça que je me protège », dit-elle.

À la fois essai et récit personnel, Triste tigre est bien plus qu’une histoire d’inceste, en effet. Mais sa forme artistique si unique a fait en sorte qu’il a été difficile à publier, raconte-t-elle. « J’ai dû me convaincre moi-même que cet échec ne correspondait pas au fait que ce que j’écrivais n’était pas valable », confie l’écrivaine qui a vu son manuscrit refusé par des maisons d’édition qui ne savaient pas le classer ou ne voulaient pas d’un « autre livre sur l’inceste ».

Quête de sens

Au fil des pages où l’autrice réfléchit à ce qu’elle a vécu, se questionne, met en doute ses souvenirs, elle essaie de comprendre comment un être humain peut dépasser cette fine ligne qui sépare le bien du mal. Elle tente d’expliquer ce qui nous fascine chez les criminels et les monstres. Décortique la mécanique du viol, insistant sur le fait qu’il s’agit plus d’une question de pouvoir et de domination que de sexe.

Et petit à petit, elle « déconstruit » son agresseur. À mesure qu’elle sonde toutes les raisons qu’elle a de ne pas vouloir écrire ce livre, ce n’est plus lui qui est au cœur du récit – c’est elle.

PHOTO THOMAS SAMSON, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Neige Sinno à la remise du prix Femina, le 6 novembre

Je sais que je ne serai pas victorieuse par rapport à ce qu’on m’a fait. Il y a des victimes qui disent : « je ne veux pas le laisser gagner ». Ce n’est pas ça, pour moi. Je ne suis pas dans une revanche contre mon bourreau, je ne suis pas dans une vengeance contre la société ; je suis dans une tentative de me déplacer de ça.

Neige Sinno

Tout au long de sa quête, Neige Sinno cherche des réponses dans ses lectures. Son livre est truffé de références littéraires qui s’insèrent dans ses propos ou font écho à ses pensées. Elle cite Christine Angot aussi bien que Virginia Woolf, Toni Morrison, Jean-Paul Sartre, Virginie Despentes et Margaux Fragoso. Revient sur le célèbre roman de Vladimir Nabokov, Lolita.

« Je voulais assumer avec une certaine désinvolture le fait qu’on pense à travers les autres – même les gens qui ne sont pas des lecteurs. Moi, je suis une grande lectrice, donc tout ce que je pense, quand il y a un mot qui me vient à l’esprit, tout d’un coup ça me renvoie à un auteur. »

Raconter « l’irracontable » lui a permis « de mettre du langage sur des choses qui ne peuvent pas être dites ». « De créer du sens là où il n’y en a pas. » Mais elle sait que la littérature ne la sauvera pas. Qu’elle ne sera jamais complètement libre de ce qu’elle a vécu pendant une grande partie de son enfance. Et que « ce matériau biographique » pourrait bien revenir dans ses futurs écrits.

Sitôt le Salon du livre terminé, Neige Sinno retournera chez elle, au Mexique, où elle habite depuis 18 ans maintenant. Et dans son petit coin du Michoacán, elle continuera ce qu’elle appelle sa « trajectoire d’écrivain ». « Je préfère écrire plutôt que parler, et je trouve ça dur de parler. Mais je peux le faire parce que je suis solide. Je sais ce que ça coûte et je sais qu’il y a plein de personnes qui ont vécu des choses comme moi qui n’en parleront jamais, même des gens très articulés. » Et c’est parce qu’on lui a donné ce micro qu’elle va le prendre, dit-elle avec conviction.

Neige Sinno participera vendredi à l’émission La librairie francophone, à l’Espace Radio-Canada du Salon du livre (à 11 h), puis accordera en soirée un grand entretien à Claudia Larochelle (à 19 h 30). Samedi, au Salon, elle prendra part à la table ronde Écrire l’impensable, avec Marilyse Hamelin et Léa Clermont-Dion (à 12 h 45), suivie d’une séance de dédicaces ; à 18 h 30, une rencontre est prévue à la Librairie du Square d’Outremont avec l’écrivain français Pierric Bailly et leur éditeur chez P.O.L., Frédéric Boyer.

Consultez le site du Salon du livre pour tous les détails
Triste tigre

Triste tigre

P.O.L

288 pages