Un mois après son concert au Festival de jazz l'an dernier, Guy Nadon est entré d'urgence à l'hôpital. Le roi du drum, qui se soumettait déjà à trois traitements hebdomadaires de dialyse depuis cinq ans, ne mangeait plus, ne marchait plus.

Il est resté trois mois à l'hôpital. Ses médecins estimaient qu'il ne passerait pas les Fêtes.

«Je manquais de globules rouges», explique le monsieur de 82 ans qui nous accueille dans la chambre de la résidence du quartier Hochelaga-Maisonneuve où il vit depuis novembre.

Quelques jours avant qu'il s'y installe, des musiciens lui ont apporté du poulet rôti et de la soupe chinoise. Leur ami Guy a retrouvé progressivement l'appétit et il a repris des forces.

Mais c'est quand on lui a dit qu'il jouerait au Festival de jazz cette année que Guy Nadon a vraiment commencé à remonter la pente. C'est parce qu'il prépare ce concert depuis le début de l'année qu'il a déjoué les sombres pronostics des médecins, nous assure son entourage.

Pas un adieu

L'indomptable batteur sera donc au rendez-vous, ce soir à l'Astral, lui qui n'a pas raté un seul Festival de jazz montréalais depuis 34 ans. Mais contrairement à Oliver Jones qui jouera pour la dernière fois au Festival de jazz la semaine prochaine, Guy Nadon refuse de parler d'un concert d'adieu.

«Ça dépend de comment je vais me sentir [l'an prochain]. Je vais toffer jusqu'à ce que je meure.»

Depuis quelques années déjà, Guy Nadon ne donne plus qu'un concert par année, au Festival de jazz. «Pas besoin de pratiquer», dit-il en regardant son interlocuteur droit dans les yeux. N'empêche, à la fin mai, il s'est rendu au Dièse Onze, la boîte de jazz de la rue Saint-Denis, jouer deux pièces à l'invitation d'Yvan Belleau qui sera de son groupe de 11 musiciens ce soir.

«Des gars qui sont capables. De gros lecteurs et des improvisateurs», dit-il des jeunots qui l'entoureront à l'Astral.

«Vous vous êtes amusé l'autre soir au Dièse Onze?

 - Oui, ça m'a changé les idées.»

«Le jazz, c'est ça qui le tient», dit son ami Pierre Girardeau qui le traite comme son propre père et l'amène au restaurant deux fois par jour.

«Ah oui, la musique c'est plus fort que les pilules!», renchérit le batteur.

Un surdoué

«Je connais Ti-Guy depuis l'âge de 14 ans et, même dans ce temps-là, il était très en avance sur nous autres», se souvient Oliver Jones qui aura lui aussi 82 ans en septembre. «De grands chefs d'orchestre comme Duke Ellington et Count Basie voulaient prendre Guy avec eux, mais il ne parlait pas un mot d'anglais. Il avait vraiment le talent.»

«Je ne regrette rien parce que si j'y étais allé, je me serais peut-être fait entraîner dans la drogue ou je serais devenu un bum et un alcoolique», tranche Guy Nadon.

«Je suis content de ma carrière, mais il n'y a qu'une chose: on ne fait pas beaucoup d'argent.»

Au fil des décennies, il a touché à tout. Sa passion c'était le jazz, mais, pour vivre de la musique, il a accompagné tout ce que Montréal comptait de chanteurs de variétés et a même joué avec la visite, de Georges Guétary à Charles Aznavour qui, dit-on, n'appréciait pas que Ti-Guy joue du jazz pendant les répétitions.

Guy Nadon a grandi dans une famille pauvre à l'ombre de la Macdonald Tobacco, tout près du stade De Lorimier. À 12 ans, il s'est monté une batterie artisanale avec des conserves et d'autres objets qu'il avait sous la main. Une batterie dont il n'a plus joué quand, à 15 ans, il a pu s'en acheter une vraie pour la somme - exorbitante pour lui à l'époque - de 150 $.

Dans les années 80, à la demande de la télé, il s'en est fabriqué une autre qui est aujourd'hui exposée au petit musée du Festival de jazz, en haut de l'Astral.

Ce soir, en plus de la batterie fournie par le festival, il aura sous la main ses «cannes chinoises» montées sur une planche de bois: «Je joue des tounes chinoises et un bout de rigodon. Ça pogne, ça!»

Peur de personne

Ti-Guy a eu la piqûre de la batterie quand, tout jeune, il a vu Gene Krupa sur le grand écran du Théâtre Majestic.

«Je voulais aller le voir jouer à la Plage-Idéale en 1949, mais ils ne sont jamais venus: ils se sont tous fait ramasser par la drogue. Dans les années 40, Gene Krupa se chicanait avec Benny Goodman parce que la batterie pognait plus avec le monde que la clarinette. Goodman n'aimait pas ça.»

Guy Nadon affirme pourtant qu'il n'a jamais été impressionné (lire intimidé) par un batteur: «J'avais pas peur de n'importe qui», lance-t-il. Pas peur en tout cas de l'immense Buddy Rich à qui il s'est frotté, à 16 ans, à la même Plage-Idéale.

«Les waiters, qui me connaissaient, ont dit à Buddy: "Embarquez ce jeune-là!" Il a accepté que je joue avec lui sur sa batterie. Il avait tout un caractère, Buddy. Après, il m'a dit: "Man, you're great, t'es bon." J'ai joué avec des top drummers américains qui sont tous morts aujourd'hui.»

Une fois, au In Concert, il a même remplacé au pied levé son idole Elvin Jones.

«[Elvin Jones] était couché par terre. La drogue. Le propriétaire a demandé s'il y avait un drummer dans la place, j'ai embarqué et j'ai fait deux sets avec ses musiciens.»

Une biographie de Guy Nadon a été publiée il y a quelques années, mais l'homme a toujours avec lui son scrapbook dans lequel on peut lire son histoire écrite à la main, illustrée de photos de toutes les époques, de partitions et de listes de chanteurs, de musiciens et de salles de spectacles qu'il a fréquentés au fil des ans.

Après le Jazz, si sa santé le lui permet, il continuera, avec l'aide de son ami Pierre, à faire le montage de sa centaine de compositions et il ne désespère pas de publier un jour son dictionnaire qui comprendrait tout près de 10 000 figures rythmiques.

«Je ne sais pas combien il y a de figures dans la musique, c'est infini. Autrement dit, monsieur, la musique, c'est mathématique. Mais le jazz, faut pas jouer ça mécanique.»

C'est le même homme qui s'exclame, quand on lui demande ce qu'il pense des batteries électroniques: «Bullshit! Moi, c'est la batterie au gaz naturel.»

Et du gaz, il lui en reste encore dans le réservoir.

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À l'Astral ce soir, 18 h.