Il y a plusieurs Gilles Maheu. Celui qui est né pauvre et sans avenir au sein d'une famille dysfonctionnelle du Faubourg à m'lasse. L'artiste survolté qui a fondé la troupe Les Enfants du Paradis, puis Carbone 14, et qui, avec les autres créateurs de sa génération - Robert Lepage, Édouard Lock, Marie Chouinard, Denis Marleau -, a contribué au rayonnement international de la culture québécoise.

Celui qui, avec Danièle de Fontenay, a convaincu les gouvernements de financer la restauration de l'usine des confitures Raymond où, enfant, il allait voler des fraises, pour en faire un lieu de création et de diffusion de Carbone 14. 

Celui qui a signé, en 1997, la mise en scène de la comédie musicale Notre-Dame de Paris, un des plus gros succès du monde francophone, puis, en 2004, de Don Juan et, en 2008, de Zaia, spectacle permanent du Cirque du Soleil à Macao. 

Celui qui est devenu millionnaire et qui, dans la foulée, a mis la clé sous la porte de Carbone 14. Et puis, le Gilles Maheu d'après le déluge. Celui qui est devenu père d'une petite fille à 54 ans. Celui qui a abandonné la création pure et qui s'est retiré sur ses terres pour faire, comme il le dit lui-même, de la mise en scène de paysage.

C'est celui-là que j'ai rencontré à l'Usine C qui fête cette année ses 20 ans.

Comme l'Usine C n'aurait jamais existé sans lui, il était un peu normal que Gilles Maheu, aujourd'hui âgé de 67 ans, sorte de sa tanière pour marquer le coup et redire sa gratitude envers les gouvernements qui ont permis à l'Usine C de voir le jour.

Gilles Maheu m'a précédée dans la salle de réunion au deuxième étage. Je ne l'avais pas vu depuis un bail. Il n'a pas vraiment changé, sauf pour les lunettes griffées qu'il porte. 

À l'époque où je l'ai connu, quelques mois après le tournage d'Un zoo la nuit où il tenait le premier rôle, Gilles Maheu était un pur et dur, qui vivait chichement de création et d'eau fraîche, s'habillait n'importe comment et portait plus volontiers des lunettes au verre rayé et à la branche cassée que des lunettes griffées. Le fric, il s'en foutait royalement. Peut-être même que dans son esprit, à cette époque, le fric, sans être péché, était grossier.

Mais aujourd'hui, grâce à Luc Plamondon et au Cirque du Soleil, Gilles Maheu fait partie des metteurs en scène québécois qui sont devenus riches au tournant des années 2000.

Ce fut, dans bien des cas, une bénédiction et un coup du destin qui permit à leur talent de fleurir. Dans le cas de Gilles Maheu, la comédie musicale Notre-Dame de Paris arriva à point nommé. C'était en 1997, un an après Les âmes mortes, sa presque dernière oeuvre avec Carbone 14. 

Rompre avec sa famille

« Ma vie est pleine de ruptures, avoue-t-il. Avant que Luc Plamondon m'approche, j'avais eu plein d'offres de partout et j'avais toujours dit non, mais cette fois-là, j'avais 50 ans, je me sentais prêt. Sur le plan créatif, j'avais l'impression d'avoir fait le tour de mon jardin intime et émotif. J'avais créé 20 pièces en 20 ans, un travail d'auteur lié à mes bibittes, presque une thérapie, en fait. Mais à un moment, la thérapie, faut qu'elle finisse. »

Gilles Maheu a signé sa dernière création d'auteur avec Carbone 14 en 2003. La bibliothèque ou Ma mort était mon enfance était un spectacle lourdement autobiographique qui n'a pas connu un grand succès, mais qui a permis à Maheu de boucler la boucle.

« Moi, je descends d'une famille de porteurs d'eau, nés pour un petit pain. J'étais destiné à faire des petites jobines. Je travaillais dans une usine à verrous quand l'opportunité d'étamper des livres à la bibliothèque Saint-Sulpice s'est offerte. J'avais déjà un grand désir de sortir de mon milieu et la bibliothèque en a été l'occasion. J'ai rompu radicalement avec mon milieu. »

« J'ai perdu tous mes chums. J'ai pas vu ma mère partir. En fait, le soir de sa mort, elle m'a appelé pour que j'aille la voir. J'ai refusé. Je n'en suis pas fier, mais c'est comme ça. J'étais en violente réaction contre mon milieu et des fois, la réaction, c'est la seule chose qui te fait avancer », poursuit-il.

Créer son univers

C'est ainsi que le fils de la rue Dorion s'est reconstruit à coups de ruptures et de changements de cap violents. Grâce à des bourses d'études, il s'est mis à voyager en France et au Danemark et à étudier avec des maîtres du mime. De retour à Montréal, nouvelle rupture. Au lieu de s'engager dans un théâtre établi, il fonde une troupe de théâtre de rue, Les Enfants du Paradis, qui deviendra Carbone 14, cette troupe phare des années 80-90.

Dans Carbone 14, Maheu faisait tout : directeur artistique, auteur, metteur en scène, scénographe et parfois même acteur. Non seulement il faisait tout, mais il poussait ses acteurs au-delà de leurs limites physiques. 

Très vite, cette troupe survoltée et ultracréative a fait sa marque chez nous, mais surtout à l'international avec des spectacles mythiques comme Le rail (1983-1984), Hamlet-Machine (1987), Le dortoir (1988), Rivage à l'abandon (1990), Le café des aveugles (1992), etc. Autant de créations appelées à disparaître puisqu'il en reste peu de traces, écrites ou audiovisuelles.

Dans ces années-là, Carbone 14 était le joyau de la couronne culturelle québécoise. Ses spectacles affichaient complet des semaines à l'avance et Gilles Maheu avait, auprès du milieu théâtral, un statut quasi divin. Mais vu son tempérament de grand infidèle, cela ne pouvait durer. Et c'est avec une certaine stupéfaction que le milieu a appris qu'il allait signer la mise en scène de Notre-Dame de Paris, une comédie musicale commerciale, à des années-lumière de la recherche esthétique de Carbone 14.

« Ç'a été ma première échappée, si on veut, raconte-t-il. C'était peut-être mal vu d'un certain milieu, mais je m'en foutais. Comme je l'ai dit à la ministre [Hélène David], l'autre jour, je suis un mauvais garçon. Ma quête de liberté et de fuite est plus forte que tout. Mais il y a aussi que la paternité a changé mon rapport à l'art et à la création. »

« Jusqu'à ce moment-là, j'avais créé avec mes blessures, mais la paternité a réglé bien des choses. Et ce désir que j'avais de m'exprimer à tout prix pour vivre s'est estompé. Je regardais ma fille grandir, et pratiquer le métier de metteur en scène, un métier en soi, me suffisait. »

De 1998 à 2008, depuis Paris jusqu'à Macao, Gilles Maheu a donc exercé son métier, en s'investissant, certes, mais pas intimement comme avec Carbone 14. En cours de route, il est devenu millionnaire.

« Oui, c'est vrai, je suis millionnaire. Et tout ce que je peux dire, c'est que l'argent, ça calme beaucoup. Je souhaite à tout le monde d'être millionnaire. Je sais tellement ce que c'est d'être pauvre, et ça, je ne le souhaite à personne. »

Depuis 2008 et la fin de Zaia à Macao, Gilles Maheu n'a signé aucune mise en scène. En revanche, il continue d'accompagner Notre-Dame de Paris un peu partout dans le monde, au moins cinq mois par année.

N'empêche. Sept ans sans rien faire ? « Non, corrige Maheu. Je n'ai peut-être pas fait de la mise en scène de spectacle, mais j'ai fait de la mise en scène de paysage. J'ai planté 400 arbres sur ma terre à Frelighsburg. J'ai creusé des étangs, rénové deux maisons. Au lieu de travailler avec des acteurs, j'ai travaillé avec des pelles et des tracteurs. »

Maintenant que ses grands travaux sont terminés, je demande à Gilles Maheu s'il compte enfin profiter des fruits de son travail. Il me lance un regard quasi moqueur en m'annonçant que son domaine, celui où il a trimé si dur pendant les sept dernières années, sera bientôt à vendre. Pour certains, les ruptures sont un passage douloureux. Pour Gilles Maheu, c'est devenu un mode de vie.