Je devais avoir 11 ou 12 ans. Pour assouvir son hyperactivité légendaire, mon père avait entrepris de vendre des « peintures sur velours » à des groupes de clientes qu’il réunissait le soir dans des salons grâce à ses nombreux contacts.

Nous partions lui et moi le coffre de la voiture rempli de ces « chefs-d’œuvre » qu’un peintre de Gatineau créait en série selon deux styles : des paysages de rochers et des femmes nues dont les parties intimes étaient voilées.

Ce fut mon premier contact avec l’art. Et aussi avec les seins pointant spectaculairement vers le ciel.

De mémoire, ces tableaux étaient vendus entre 12 $ et 16 $. Mon père, qui avait le bagout de dix Willie Lamothe, faisait un pitch d’enfer. Il ne connaissait rien à la peinture, mais son talent de conteur prenait le dessus.

Quant à son côté négociateur, il était redoutable. « Si vous me prenez deux paysages, je vous enlève 4 $ sur la femme nue ! »

Ces souvenirs me sont revenus quand j’ai appris qu’un tableau de Bob Ross, devenu célèbre dans les années 1980 et 1990 grâce à l’émission The Joy of Painting où il enseignait les techniques picturales, allait être mis aux enchères.

Ce peintre, dont la chevelure était une œuvre d’art en soi, n’avait pas son pareil pour expliquer comment réaliser des reflets dans l’eau ou de la brume autour des arbres.

Bob Ross, disparu en 1995, aurait créé environ 30 000 tableaux au cours de sa carrière, dont 1000 pour ses émissions (il faisait trois exemplaires d’une même toile à des étapes différentes pour chaque épisode). Si quelques œuvres ont été offertes au Smithsonian, plusieurs sont gardées dans des locaux par ses héritiers.

Voilà donc que la galerie Modern Artifact (qui vend des œuvres de Bob Dylan et de Jeff Koons), située à Minneapolis, mettra aux enchères le premier tableau (A Walk in the Woods) que Bob Ross a réalisé en 1983 pour son émission. Le prix fixé est de… 9,85 millions de dollars.

Ma première réaction a été d’éclater de rire. Puis, je me suis mis à réfléchir…

Est-ce que ce tableau peut vraiment valoir ce prix ? Qu’est-ce qui détermine la valeur d’une œuvre ? Est-ce que la valeur d’un artiste peut changer au fil du temps ? Aurions-nous des préjugés sur le genre que prônait Bob Ross ?

Personnellement, je ne payerai pas 25 $ pour une toile de ce peintre. Ça ne me parle pas. Mais je peux très bien concevoir que des gens adorent ça. Comme je peux comprendre que Bob Ross a marqué à sa façon « l’art populaire », surtout en ayant recours à un média de masse, la télévision.

Mais comment un galeriste peut-il se lever un matin et décréter qu’un tableau (qui appartenait à une femme qui l’a acheté il y a plusieurs années lors d’un encan au profit de la station PBS qui produisait la première saison de l’émission du peintre) vaut maintenant 10 millions ?

Je me suis entretenu avec deux galeristes montréalais aux styles différents. Simon Blais a qualifié de « ridicule » cette vente qui n’est pour lui qu’un « coup fumant ». « Ça ne marche pas comme ça. C’est n’importe quoi. »

Michael Mensi, de la Galerie MX, partage également ce point de vue. « C’est une opération marketing dont le but est de faire monter la valeur des tableaux de Ross. Vous pouvez être sûr qu’à la vente, il y aura des gens qui seront là uniquement pour faire gonfler les enchères. »

Michael Mensi a vérifié sur une plateforme spécialisée combien les tableaux de Ross sont vendus en moyenne : entre 8000 $ et 12 000 $. Deux œuvres « exceptionnelles » ont toutefois trouvé preneur pour environ 150 000 $.

Alors, je repose ma question : comment fait-on pour fixer la valeur d’une œuvre d’art dans un contexte où personne ne s’entend sur celle de la Mona Lisa ?

Michael Mensi reconnaît qu’il a parfois du mal lui-même à s’y retrouver. Quant à Simon Blais, il préfère s’en remettre à l’intérêt historique et plastique de l’œuvre, à son originalité et au consensus que la démarche de l’artiste fait au sein des spécialistes.

Ryan Nelson, le galeriste à l’origine de la vente du tableau de Bob Ross, brandit comme argument que l’artiste s’inscrit dans l’histoire de l’art en dépassant Andy Warhol et Pablo Picasso en tant qu’artiste le plus recherché sur l’internet.

Faible défense. Picasso et Warhol ne nous expliquent pas en vidéo comment peindre des nuages.

J’ai souvent pensé que ce qui faisait la valeur d’une œuvre, c’est son rôle précurseur dans le cours de l’art. Si les tableaux des Automatistes se vendent si cher, c’est que ceux-ci ont été parmi les premiers à faire de l’abstraction au Québec.

Or, Bob Ross est loin d’avoir été le premier à peindre des paysages comme il l’a fait.

L’art est aujourd’hui un vaste marché. La difficulté est de démêler l’appât du gain de la réelle valeur d’un artiste. Est-ce que la banane scotchée au mur par l’artiste Maurizio Cattelan vaut vraiment 120 000 $ ? Est-ce que l’œuvre de Banksy qui s’est autodétruite mérite d’avoir été vendue pour 31,3 millions de dollars ?

Il y a des jours où j’en arrive à penser que ces chiffres qui ne veulent plus rien dire font partie de l’art lui-même. Cette flambée des prix est tellement démesurée qu’elle est devenue une sorte de performance artistique.

On voudrait avoir des réponses claires et précises au sujet de l’art. Il refuse de nous les donner. C’est justement sa raison d’être.

En attendant de savoir combien l’œuvre de Bob Ross sera finalement vendue, je me réjouis de savoir que des tableaux sur velours sont maintenant offerts pour quelques centaines de dollars dans les marchés aux puces.

C’est mon père qui serait fier ! Lui qui disait à ses clientes que ça allait prendre de la valeur un jour.