C’est l’histoire d’un garçon, Adrien, prêt à tout pour se procurer l’argent nécessaire à l’achat d’un violon qui lui permettra de poursuivre ses cours de musique auprès de son mentor, alors que nous sommes dans les derniers jours du règne de Duvalier père. Mais de ce rêve plein de naïveté d’Adrien, tout le monde voudra profiter, jusqu’à le transformer en cauchemar.

J’étais plongée dans la lecture du dernier roman de Gary Victor, Le violon d’Adrien, quand la nouvelle m’est parvenue. L’écrivain a dû fuir sa maison dans le quartier Carrefour-Feuilles, attaqué par les gangs armés de Port-au-Prince. Il était temps de passer un coup de fil à Gary, qui s’est réfugié chez un membre de sa famille, afin de savoir comment il allait. J’ai rencontré plusieurs fois Gary Victor, l’écrivain haïtien le plus lu dans son pays, parce que j’accroche toujours à ses histoires teintées de réalisme merveilleux, remplies de personnages louches, émouvants ou drôles, d’une touche de vaudou et d’une larme de clairin.

Il avait le moral, malgré les récents évènements qui donnent le tournis, tellement Haïti est enfoncé dans une spirale destructrice qui semble sans fin.

« Tout un quartier a été attaqué, des milliers de personnes ont dû fuir, résume l’écrivain. C’est comme si tous les gens de Montréal-Nord étaient chassés et qu’on brûlait leurs maisons, pillait leurs appartements… C’est apocalyptique. »

Personne ne comprend le but de ces exactions en Haïti, qui causent des déplacements de populations. La dernière fois que j’y suis allée, en janvier 2020, j’avais été étonnée de voir la désertion dans le quartier Martissant, et ce grand lieu public qu’est le Champ de Mars complètement vide. Déjà, les gens fuyaient le danger.

« Je suis toujours à Port-au-Prince, mais je ne peux pas approcher cette agglomération parce que ma maison a été saccagée et est peut-être occupée par des gangs. Ce qui est absolument curieux, c’est que, quelques semaines avant cette attaque, il y avait eu des manifestations dans Carrefour-Feuilles pour demander aux policiers d’intervenir, mais les manifestants ont été matraqués et gazés par la police. »

Mais que veulent ces gangs en s’en prenant ainsi à la population ? « C’est la grande question qu’on se pose, vous savez. On ne comprend pas, ce n’est pas une guérilla de révolutionnaires. Si ça avait été le cas, les Américains et la communauté internationale auraient réagi depuis longtemps. »

On a l’impression d’une entreprise bien déterminée de déguerpissement de la population. Ce qu’il y a derrière tout ça, pour quelle raison, même nous, nous ne savons pas. C’est d’une absurdité sans pareille, et cela donne bien sûr du vent à toutes les théories complotistes.

Gary Victor

Il n’a pas tort. Si c’étaient de jeunes communistes qui voulaient prendre le pouvoir, probablement qu’on aurait envoyé une armée. On reconnaît ici la langue bien pendue de Gary Victor l’éditorialiste, qui signe des chroniques enflammées dans Le National en Haïti, où il ne ménage pas le gouvernement en place, qu’il accuse de ne rien faire. « Malheureusement, je crois que c’est comme ça partout sur la planète, et en Haïti, c’est encore pire. La classe politique se bestialise et c’est nous qui payons. J’accuse bien sûr la classe politique haïtienne, mais la communauté internationale a beaucoup joué dans cette aggravation. La population abandonnée à elle-même doit imaginer toutes les stratégies d’autodéfense possibles. Elle se fait vengeance elle-même, ça arrive dans toutes les communautés où l’État n’existe pas… et les bandits reviendront se venger. »

L’idée d’une intervention internationale suscite bien sûr la méfiance, quand on voit où les précédentes ont conduit le pays aujourd’hui. « On a envoyé des soldats et des fonctionnaires simplement pour faire du cosmétique et toucher un bon salaire, estime Gary Victor. Haïti a besoin d’une aide honnête, dans la mesure où cette communauté internationale veut vraiment aider Haïti. Je doute fort que la Police nationale, aux ordres d’un secteur malsain, puisse aider la population. Le problème est que ceux qui sont aux commandes sont dans une impasse eux aussi. Tôt ou tard, il faudra avoir des élections en Haïti. Même la communauté internationale doit aller au bout de cette logique. »

Mais la situation est tellement grave qu’on voit mal comment on pourrait organiser ces élections, et c’est pourquoi Gary Victor croit qu’on est dans un cul-de-sac.

Au pays des rêves brisés

Le roman Le violon d’Adrien a été inspiré d’une douleur personnelle de Gary Victor. Enfant, il aurait lui aussi voulu jouer du violon, un instrument pas très courant en Haïti. Ce sont bien sûr les moyens qui ont manqué, comme pour Adrien, qui entraînera avec lui toute sa famille dans les ténèbres en voulant pourtant trouver une solution qu’il payera très cher. Comme dans le célèbre film de François Girard, le violon d’Adrien semble teinté de sang.

En Haïti, un rêve peut être aspiré par le néant, par la négativité qu’il y a autour de soi. Quand la société n’est pas au niveau de votre rêve, ce rêve peut devenir destructeur pour ceux qui sont autour de vous. C’est triste à dire, mais on a souvent vu ça en Haïti.

Gary Victor

Carrefour-Feuilles est un quartier de la classe moyenne, fréquenté par les artistes, toile de fond du roman de Gary Victor, mais à une autre époque, celle de la dictature. Avec ce qui se passe en ce moment, je comprends mieux pourquoi j’ai entendu des Haïtiens être nostalgiques de cette époque qu’ils n’ont parfois pas connue. « Bien sûr, répond Gary Victor. Quand ils voyaient les tontons macoutes, les gens ne fuyaient pas. Ils savaient qu’ils pouvaient venir arrêter quelqu’un, mais on pouvait s’adresser quelque part à un homme politique influent, il y avait peut-être des recours, alors que maintenant, quand on voit arriver les gangs, c’est un peu comme les barbares au Moyen Âge. Tout le monde fuit. »

Il y a quelques mois, Gary Victor a envoyé un manuscrit à son éditeur européen, dans lequel un écrivain doit fuir sa maison à cause des gangs, ce que l’éditeur trouve prémonitoire aujourd’hui. Où l’écrivain trouve-t-il la force d’écrire dans ces circonstances ? « Je n’ai que ça autour de moi, la négativité, le chaos, la méchanceté. J’ai quand même des amis exceptionnels. Nous sommes tous dans le même camp, dans un navire qui peut sombrer à n’importe quel moment. La seule manière de rester en vie, c’est d’écrire, de témoigner. Il faut témoigner, quand l’ignorance, la méchanceté et la bestialité s’installent dans toutes les allées d’une société. C’est la seule chose à faire, et je pense qu’on sauvegarde ainsi ce qu’il y a d’humain en nous. »

Le violon d’Adrien

Le violon d’Adrien

Mémoire d’encrier

185 pages