Salaires modiques, enjeux sécuritaires, séances Zoom redoutées : des modèles vivants, qui posent nus ou costumés au service de l’art, dénoncent leurs conditions de travail. Encore plus vulnérables depuis le début de la pandémie, ces travailleurs autonomes souhaitent s’unir pour défendre leur métier… corps et âme.

Dans les derniers mois, plus d’une dizaine de modèles vivants se sont donné un mot d’ordre : ne plus mettre leurs pieds nus dans les classes du Collège Dawson. La raison ? Du jour au lendemain, la rétribution immédiate pour une séance de trois heures y serait passée de 90 à 72 $.

« On a toujours dû se battre dans les écoles et les collèges, explique Jadson Caldeira, modèle vivant depuis 25 ans. J’ai fait plusieurs fois la grève, comme on est en train de le faire à Dawson. Il faut souvent arrêter de travailler jusqu’au point où ils décident d’augmenter notre salaire. »

Dans un courriel à La Presse, la direction du Collège Dawson dit être « au courant des discussions en cours sur la rémunération des modèles ». Elle justifie le salaire offert par le fait que « les employés temporaires et les entrepreneurs sont payés au même taux pour les services de modèles vivants ». Or, comment expliquer la soudaine diminution sur le chèque de paie ? L’impôt serait désormais « prélevé à la source si les modèles vivants sont engagés dans le cadre d’un contrat de travail à court terme ».

Quoi qu’il en soit, les frustrations vis-à-vis du Collège Dawson ont précipité la création d’un groupe Facebook, qui réunit maintenant une trentaine d’acteurs du milieu. Assis à une table de pique-nique du parc du Pélican, dans Rosemont, les modèles Pascale Bernardin, qui compte 26 ans de métier, et Jérémie Alexandre, recrue de 38 ans, espèrent que ce ralliement jettera les bases d’une association vouée à la défense et à la reconnaissance du métier, méconnu du grand public.

30 000 $

Salaire annuel moyen de Pascale Bernardin, l’un des modèles vivants les plus expérimentés et les plus actifs à Montréal

Nus ou costumés, les modèles vivants, stoïques sur leur podium, s’avèrent un outil essentiel dans l’apprentissage des arts visuels. « On est aussi à la base de l’architecture, à la base du design industriel, précise Pascale Bernardin. Avant de pouvoir dessiner des parcs ou des buildings, il faut être capable de dessiner un corps, ses proportions. Une fois que tu es capable de dessiner un modèle vivant, tu es capable de tout dessiner. »

Dans le passé, des tentatives de syndicalisation au Québec ont échoué. Cette fois pourrait être la bonne, croit-on, alors que l’après-pandémie offrira une occasion de repartir à neuf. « On a vraiment mangé une volée dans la dernière année », note Pascale Bernardin, qui a vu des collègues quitter la profession.

Parmi les revendications, un tarif plancher de 100 $ pour trois heures de travail — la moyenne basse est d’environ 90 $, certains paient jusqu’à 150 $ —, des règles d’hygiène uniformes et un confort minimal dans les classes et les ateliers.

« À Dawson, même la chaufferette a frette », déplore Pascale Bernardin, qui laisse deviner ce que peut ressentir un corps nu.

Un vrai métier

Pour l’instant, l’esprit de corps est souvent l’unique moyen de protester. Des modèles vivants ont notamment refusé de participer à des séances Zoom pendant la crise de la COVID-19. Les ateliers virtuels posent des enjeux relatifs à la confidentialité des images de nudité, à la nature même du métier — l’image 2D est réductrice — ainsi qu’à l’équipement. « C’est une intrusion dans notre intimité, explique Pascale Bernardin, qui a refusé ce type de contrat. Ça crée aussi des dépenses par rapport aux installations, à l’éclairage. »

Il y aurait, au Québec, tout au plus une cinquantaine de modèles vivants professionnels. Aucune formation ne confère ce statut, mélange de travail, d’expérience et de talent inné. Ces muses muettes, en plus de leurs aptitudes physiques, ont des qualités d’interprète souvent glanées à d’autres disciplines artistiques. « On fait partie des arts vivants », remarque Jérémie Alexandre.

On est acrobates, on transmet des émotions. Tu fais une performance, au même titre que les danseurs et les acteurs. Ce qu’on demande, c’est une reconnaissance en tant qu’artistes.

Jérémie Alexandre, modèle vivant

Les modèles vivants rencontrés précisent que la grande majorité des enseignants partagent leurs doléances et travaillent à leur côté. C’est le cas par exemple d’André Hénault, retraité de l’École de théâtre du Cégep de Saint-Hyacinthe. Il a engagé Pascale Bernardin pour un cours de modèle vivant il y a plus de 25 ans. Et, à titre de chargé de cours à l’UQAM, il continue de l’embaucher à ce jour. « On a besoin de modèles professionnels, qui comprennent ce que je fais et qui sont capables de prendre des poses en fonction de mes demandes et du niveau de chaque cours. »

Au fil de sa carrière, l’enseignant explique avoir lui-même dû faire des démarches pour hausser le salaire de ses modèles, qu’il compare à des interprètes.

Dur pour le corps

Les statues de chair et d’os critiquent plutôt des administrations grippe-sous et une dépréciation de leur métier dans la société en général. « C’est un travail très important, très stimulant, mais qui n’est pas valorisé », regrette Jadson Caldeira.

La liste de récriminations qu’il a collectionnées au fil de sa carrière est longue : salaire médiocre, malpropreté, manque de respect, non-respect de l’intimité, horaires instables, demandes exagérées, etc.

Selon les cours et les ateliers, les modèles vivants posent – souvent assis, couchés ou avec un bâton — jusqu’à trois heures sans pause. Les séances courtes nécessitent en outre des positions et des inflexions acrobatiques.

« Il n’y a pas nécessairement de conscience d’une éthique envers le modèle, de la quantité de minutes supportables pour la santé et l’entretien du corps, déplore Jadson Caldeira, âgé de 50 ans. Il faudrait avoir une sorte de cohérence à Montréal. Les profs et les artistes nous offrent des pauses, mais c’est un cercle vicieux : les modèles veulent travailler et satisfaire aux demandes. Ils vont avoir tendance à se blesser. Ça ne devrait pas partir de nous seulement. »

Inutile de préciser que les blessures, fréquentes en début de carrière, menacent à tout moment le gagne-pain des modèles, privés d’assurances, de sécurité d’emploi et de fonds de retraite.

Beaux-arts négligés

Les « donneurs d’ouvrage » à qui nous avons parlé voient d’un bon œil la mobilisation des modèles vivants. L’artiste peintre Rosalie Gamache, qui enseigne à l’Académie des beaux-arts de Québec et supervise des ateliers, est du nombre.

« Quand on a de bons modèles vivants, on veut les garder, dit-elle. C’est un métier difficile. Ce n’est pas n’importe qui qui peut faire ça. La création d’une association permettrait de constituer une banque de modèles, il y aurait un sceau de qualité. »

L’enseignante, qui a notamment étudié en Italie, impute la dévalorisation des modèles vivants au Québec à un certain rejet, dans les années 1970, des beaux-arts classiques dans les institutions d’enseignement.

Si tu fais un bac en arts visuels, tu vas peut-être avoir deux séances de trois heures avec des modèles vivants. Ce n’est pas comme ça qu’on fait rayonner ce métier-là. L’enseignement des arts aujourd’hui est beaucoup plus orienté vers l’art actuel, l’art conceptuel.

Rosalie Gamache, artiste peintre et enseignante

Jadson Caldeira, qui a prêté son corps en Europe et à Toronto, observe lui aussi une différence de perception au Québec, au détriment des conditions de travail. « Ailleurs, j’étais considéré comme un artiste. »

Pourquoi persévérer ? « C’est un métier que tu fais par passion, explique Jérémie Alexandre. J’entends souvent des gens demander : “Si c’est si difficile que ça, pourquoi tu le fais ?” Mais c’est un travail, et face à une injustice, on veut changer les choses. Je ne peux pas décider de laisser tomber. Tout le monde pourrait se dire la même chose pour une cause. »

À deux mètres devant lui, Pascale Bernardin acquiesce. À 48 ans et après un quart de siècle à stimuler les coups de mine et de fusain de milliers d’élèves et d’étudiants, elle souhaite maintenant se battre pour Jérémie, pour la relève, pour l’amour du métier. Et de l’art.

Ils ont dit

Les étudiants en arts des divers programmes du Collège Dawson apprennent beaucoup en travaillant avec des modèles vivants dans les salles de classe. Le Collège apprécie grandement la contribution de ses modèles vivants, dont beaucoup collaborent depuis longtemps avec les professeurs de Dawson. Le Collège est au courant des discussions en cours sur la rémunération des modèles.

Christina Parsons, conseillère en communications au Collège Dawson

Nous avons entendu des rumeurs à ce sujet [la mobilisation des modèles vivants], mais aucun élève n’est venu déposer de plainte formelle. Nous communiquons avec l’école pour discuter de la situation.

Kevin Contant-Holowatyj, porte-parole du Syndicat des étudiants du Collège Dawson

Nous sommes en processus de collecte d’information dans ce dossier et nous ne sommes pas en position de discuter des impacts.

Mélanie Beck, vice-présidente aux affaires externes du Syndicat des professeurs du Collège Dawson