Le Musée d’art contemporain de Montréal (MAC) a rouvert ses portes avec, notamment, une œuvre vidéo spectaculaire, tant poétique que philosophique, de l’artiste londonien John Akomfrah. Présentée en 2015 à la Biennale de Venise, Vertigo Sea explore la réalité et l’histoire océaniques, entre beautés et agressions humaines. Une de ces œuvres que l’on n’oublie pas.

L’œuvre est une installation vidéo sur trois écrans qui présentent des images tirées de films d’archives, notamment de la BBC, et quelques-unes tournées par John Akomfrah. L’artiste de 63 ans est passionné par les migrations et par les étendues océaniques, lui qui a failli se noyer deux fois, quand il était enfant, à Accra, capitale du Ghana, son pays natal.

Vertigo Sea est une juxtaposition d’images qui émerveillent tout en donnant froid dans le dos. Une méditation sur les mers et sur notre espèce qui oscille sans cesse entre le positif et le négatif, entre l’humain raisonnable et le conquérant carnassier.

PHOTO FOURNIE PAR LE MAC

Vue de l’installation vidéo Vertigo Sea, de John Akomfrah

Le documentaire à saveur philosophique nous offre la beauté d’oiseaux, dont des fous de Bassan, plongeant à grande vitesse dans les eaux, de dauphins et d’épaulards nageant en bandes, de rorquals faisant des pirouettes. La force des océans, avec leurs vagues gigantesques, leurs remous fouettant et oxygénant les fonds marins superficiels. La majesté de l’Arctique, des glaces qui se brisent, des phoques et des ours qui jouent parmi les icebergs.

Les prises de vue sous-marines, notamment d’immenses bancs de poissons, sont spectaculaires, et les océans filmés du ciel, un ravissement.

Parallèlement, les images d’archives suggèrent d’autres perspectives : celle de milliers d’immigrants européens arrivant aux États-Unis aux XIXe et XXe siècles sur des bateaux surchargés, jusqu’à celle des dizaines de cadavres d’êtres humains en quête d’une vie meilleure échoués sur des plages de Grèce. Ou encore l’exploration de l’or noir en pleine mer avec des incendies sur des plateformes pétrolières jusqu’aux essais nucléaires sous-marins, en passant par la pollution des océans et des côtes, des réalités de plus en plus problématiques pour la santé et la pérennité de toutes les espèces biologiques.

Se greffent à ces images de nature des mises en scène tournées par Akomfrah, dans des tons sépia, « des scènes sublimes qui font penser à des peintures de Géricault », dit la commissaire de l’exposition, Lesley Johnstone, chef des expositions et de l’éducation au MAC. Il s’agit le plus souvent de personnages plantés sur des rivages, semblant provenir d’une autre époque et témoigner, avec étonnement, de la réalité du XXsiècle, tant la surexploitation des ressources océaniques que la surpopulation, qui met la nature sous pression.

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Image tirée de l’installation vidéo Vertigo Sea, de John Akomfrah

Intégrés à des images du monde marin, ces inserts romantiques introduisent, dans la narration visuelle, l’aspect historique de la vie océanique. L’histoire et l’évolution de son exploitation. La pêche, bien sûr, les voyages, les migrations, le transport des esclaves, l’industrie pétrolière, etc.

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Image tirée de l’installation vidéo Vertigo Sea, de John Akomfrah

Cet aspect est soutenu par une narration occasionnelle. Un texte constitué d’extraits d’œuvres de Ralph Waldo Emerson, d’Herman Melville (Moby Dick), de Virginia Woolf ou d’Heathcote William. Ces extraits racontent la puissance de ces océans qui nourrissent Homo habilis, erectus puis sapiens depuis 2 millions d’années. Ils rappellent aussi combien les mers ont transporté et pris la vie de nombre de marins, de conquistadors, d’explorateurs, d’esclaves, de réfugiés ou de migrants. La mer donne, mais elle prend aussi.

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Vue de l’installation vidéo Vertigo Sea, de John Akomfrah

La mer, ajoute John Akomfrah, a même servi de solution finale pour la dictature argentine de Jorge Videla dans les années 1970. Des centaines de citoyens préalablement drogués ont été jetés vivants dans l’océan lors de « vols de la mort ». « Tous les mercredis, on désignait en moyenne entre 20 et 30 personnes qui devaient mourir, dit une voix dans la vidéo. On les emmenait [dans des] avions. Pendant le vol, on les déshabillait. Dès que le capitaine disait qu’on se trouvait au bon endroit, ils étaient jetés dans les eaux de l’Atlantique Sud. »

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Vue de l’installation vidéo Vertigo Sea, de John Akomfrah

La force de l’œuvre d’Akomfrah réside ainsi dans ce va-et-vient entre les trésors de la nature et ce rappel des exactions de l’homme, quand il décrète l’assujettissement des mondes végétal, minéral et animal, y compris au sein de son espèce. On passe ainsi, dans Vertigo Sea, de moments de contemplation à d’autres où l’on est au bord de la nausée. Notamment quand on assiste au dépeçage d’une baleine après avoir observé des scènes de chasse au harpon au large de Terre-Neuve. Des images dérangeantes de ces mammifères marins impressionnants qui meurent en colorant la mer, après s’être épuisés à tenter de se débarrasser de ces crochets qui les tuent. Ou encore quand on voit ces hommes tuer à la carabine un monumental ours polaire, retirer sa peau et abandonner sa dépouille sur la banquise.

Ces allers-retours entre beautés et drames donnent le vertige, d’où le titre de l’œuvre de 48 minutes. Un montage admirable de John Akomfrah, une bande sonore discrète et adaptée, une immersion documentaire sous la forme d’un portrait de nos relations vis-à-vis de ce monde océanique, à la fois riche et appauvri, si immense et pourtant en danger.

Vertigo Sea est un exercice artistique admirable, une ontologie sur l’être humain d’aujourd’hui, ce mammifère aussi élaboré qu’obscur, mais aussi sur ce qu’il deviendra, s’il finit par respecter enfin l’eau, cet élément essentiel qui le constitue à 60 % et le maintient à flot.