La collection d’art de la famille Steinberg, considérée par de nombreux experts comme l’une des plus importantes au Canada, sera mise aux enchères dans les prochaines semaines.

Plus de 150 œuvres d’art ayant appartenu au couple montréalais Arnold et Blema Steinberg, évaluées à plus de 50 millions de dollars, seront vendues par la maison Sotheby’s à New York à partir du 14 mai et par la maison Heffel à Toronto le 29 mai à la demande de la succession.

Parmi les œuvres de la collection internationale, on retrouve des pièces de Mark Rothko, Agnes Martin, Robert Motherwell, Kenneth Noland, Helen Frankenthaler ou Adolph Gottlieb, mais aussi des Giacometti, Matisse et Picasso.

Nathalie Bondil, directrice générale et conservatrice en chef du Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM), regrette que les musées canadiens n’aient pas eu la possibilité d’acquérir certaines œuvres rares de la collection des Steinberg, tout en étant consciente qu’elles seront vendues à prix d’or.

« Mark Rothko ou Robert Motherwell sont des artistes internationaux extrêmement importants dans l’histoire de l’art, et leurs œuvres sont peu ou pas représentées dans les collections canadiennes, donc c’est sûr que c’est dommage de les voir quitter le pays. Arnold et Blema étaient très fiers de cette collection, donc c’est sûr que c’est regrettable de la voir disparaître. »

L’expo qui n’aura pas lieu

Nathalie Bondil entretenait de bonnes relations avec Arnold et Blema Steinberg, qui ont prêté plusieurs œuvres au musée (dont un Picasso) et qui lui ont même offert une œuvre de Jim Dine, Pacific Gift.

À la suite de leur mort (Arnold s’est éteint en 2015 et Blema en 2017), elle a entamé des discussions avec leur fils Adam, qui habitait Montréal et qui avait été désigné pour gérer la succession. 

« Nous discutions du don de certaines œuvres et d’une exposition commémorative des œuvres de la collection familiale, mais Adam est mort subitement l’an dernier à l’âge de 51 ans. »

L’exposition devait avoir lieu en 2019 0u 2020 – la date n’avait pas été fixée –, afin de souligner les 200 ans de l’Université McGill, a confié Mme Bondil. Les parties étaient si près d’une entente que toute la collection montréalaise des Steinberg était entreposée au musée.

Ce sont donc les deux sœurs d’Adam, qui habitent New York depuis des années, qui se sont jointes à l’équipe de la succession. Selon Mme Bondil, elles n’ont pas poursuivi les discussions avec le MBAM. « Leur lien avec Montréal était plus ténu, elles étaient très bouleversées par la mort de leur frère, et on n’a pas réussi à convaincre les responsables de la succession de mener ces projets », a-t-elle expliqué.

Le droit de faire sortir une œuvre du pays

PHOTO FOURNIE PAR LA FAMILLE

Arnold et Blema Steinberg

La loi fédérale sur l’exportation et l’importation de biens culturels permet au gouvernement canadien de retenir des œuvres d’art au pays, au moins temporairement, à deux conditions : elles doivent avoir été créées il y a plus de 50 ans et elles doivent se trouver au Canada depuis au moins 35 ans. C’est la règle du 50/35.

Mais, si elles n’ont pas encore 50 ans ou si elles ne se trouvent pas au pays depuis 35 ans, elles peuvent être vendues sans délai et sans licence d’exportation, comme c’est le cas avec les pièces de la collection Steinberg.

Par exemple, les deux peintures de Rothko datées de 1969 (Red and Burgundy over Blue et Red on Red), qui pourraient rapporter jusqu’à 22 millions US à la famille Steinberg, échappent à la loi vu qu’elles n’auront 50 ans que plus tard cette année. Quant aux œuvres des grands maîtres américains et européens, elles étaient conservées dans l’appartement new-yorkais de la famille Steinberg, échappant à la règle des 35 ans.

Lorsque les œuvres d’art correspondent aux critères du gouvernement, une licence d’exportation doit être obtenue. Les autorités gouvernementales se posent alors deux questions avant de procéder, nous a expliqué un porte-parole du Patrimoine canadien. Est-ce que les œuvres sont d’une « importance nationale » ? Et est-ce qu’elles ont un « intérêt exceptionnel » ?

Si les experts répondent par l’affirmative, la Commission d’examen des exportations de biens culturels impose un délai de six mois au propriétaire, de manière que les institutions muséales ou les collectionneurs privés du pays puissent se porter acquéreurs. Le propriétaire étranger est alors obligé de considérer ces offres. S’il n’y a pas d’acheteur, la licence sera accordée.

La vente d’œuvres canadiennes

PHOTO FOURNIE PAR HEFFEL

Diego, (Buste au grand nez), 1958, d'Alberto Giacometti

La maison Heffel, qui a publié un catalogue avec une partie des œuvres qui seront mises aux enchères le 29 mai à Toronto, a consacré quelques pages à la collection privée des Steinberg.

Parmi les œuvres d’artistes canadiens, on compte deux toiles de Jean Paul Riopelle (Carnaval II et Incandescence), estimées à 2 millions chacune, des œuvres de Guido Molinari, de Paul-Émile Borduas et de Claude Tousignant. Cette dizaine d’œuvres au total (exposées à Montréal du 16 au 18 mai) pourrait rapporter entre 3,6 millions et 6 millions.

Les enchères en ligne de 43 autres œuvres signées notamment par Betty Goodwin, Yves Gaucher et Michael Snow sont déjà en cours, selon la directrice du bureau de Montréal de la maison Heffel. Elles se concluront le 1er juin.

La dispersion de ces œuvres dans le monde n’inquiète pas Nathalie Bondil. « Au Canada, nous avons beaucoup d’œuvres canadiennes. On a l’une des plus belles collections de Borduas, on a plusieurs Riopelle, ce sont des artistes déjà très présents ici. Même si ce sont des artistes immenses, ils ne sont pas rares. »

Des sommes réinvesties à McGill

PHOTO FOURNIE PAR HEFFEL

Sans titre de Paul-Émile Borduas, huile sur toile, 1958

Selon une représentante de la famille Steinberg, qui n’a pas voulu être nommée vu les sommes en jeu dans les deux ventes, le désir des héritières d’assurer le financement des projets philanthropiques d’Arnold et de Blema Steinberg a motivé la décision de liquider la collection.

« Le marché de l’art est effervescent, nous a-t-elle dit. Elles ont donc décidé de profiter de cet appétit pour l’art moderne et contemporain pour vendre la collection. »

« Les profits de la vente seront investis en partie dans le Centre de simulation et d’apprentissage interactif Steinberg, rattaché à la faculté de médecine de l’Université McGill, pour assurer sa pérennité. »

Arnold Steinberg, qui a travaillé pour la chaîne d’épicerie familiale fondée par sa grand-mère Ida Steinberg (en 1917), est mort en 2015 à l’âge de 82 ans. Il a été chancelier de l’Université McGill et mécène, menant entre autres plusieurs campagnes de dons pour l’Hôpital de Montréal pour enfants. Sa femme, Blema, a enseigné au département de sciences politiques de l’Université McGill pendant 40 ans. Elle s’est éteinte en 2017, 13 mois seulement après son mari.