Être de retour de Punta Cana ces jours-ci, je me badigeonnerais de fond de teint avant de faire une réunion sur Zoom. Parce que s’il y a encore des vacanciers qui racontent aux micros que ça leur a fait du bien de passer une semaine dans le Sud, on va bientôt sortir le goudron et les plumes à l’aéroport Pierre-Elliott-Trudeau.

On me donnerait un voyage avec budget illimité dans un cinq étoiles à Riviera Maya et deux semaines de quarantaine payées par le gouvernement fédéral au retour, je dirais non. Rien à voir avec la solidarité ou une quelconque vertu : j’ai vraiment peur de cette cochonnerie de virus et de la transmettre à mes proches. Aussi, la perspective d’agoniser dans un hôpital loin du Québec a toujours été ma grande crainte pour tous mes voyages.

Mais j’ai ri lorsque j’ai lu, dans un article, les propos d’un vacancier qui disait que, dans le fond, les gens fâchés sont des jaloux. Parce qu’il a raison. Je ne suis pas fâchée contre les voyageurs, car je ne suis pas jalouse, puisque je refuse de prendre ce genre de risque. Oui, je les trouve déconnectés de la réalité, et je n’ai toujours pas compris pourquoi on avait vendu des forfaits tout-inclus s’il était demandé de ne pas voyager, mais je ne me prive de rien en ne voyageant pas.

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Bon nombre de touristes et de snowbirds se sont retrouvés sur la plage de Hollywood Beach, en Floride, au cours des dernières semaines.

Il est humainement impossible que chaque individu dans cette société pense et agisse de la même façon. Parce que nous sommes humains, justement, pas juste des citoyens qui obéissent au doigt et à l’œil. Pendant ce temps-là, le virus fait son job de virus. Et on dirait que c’est le seul à bien faire son job en ce moment, mais moins que les travailleurs de la santé, qui sont de plus en plus en désavantage numérique devant l’adversaire.

En revanche, l’explosion de colère qui a pris pour cible les voyageurs depuis une semaine m’a franchement impressionnée, colère décuplée lorsqu’on a appris, comme pour ajouter l’insulte à l’injure, qu’ils allaient recevoir une compensation financière du gouvernement fédéral pour leur quarantaine au retour, si bien que le premier ministre Justin Trudeau a dû faire marche arrière pour calmer cette immense grogne. C’est bien là qu’on comprend que le monde est à bout, et que le moindre bout qui dépasse va recevoir un coup de masse, alors qu’on se dirige vers un nouveau confinement encore plus sévère. J’ai pensé à la Révolution française. Un peu comme si le virus avait pris la Bastille en mars, et que nous avions tous l’impression d’aller ensuite dans la même direction, peut-être vers un monde meilleur, mais que nous venions d’arriver en 1793, pendant la Terreur.

Des têtes doivent tomber. Et elles sont tombées chez les politiciens qui ont osé franchir la frontière.

Avec le tourisme de masse, le voyage est devenu un marqueur social, encore plus depuis que nous partageons des tonnes de photos sur les réseaux sociaux pour montrer qu’on n’est pas chez nous, mais à l’aventure. Le tourisme instagrammable s’est ajouté comme une plaie qui détruit les sites touristiques trop populaires, et le tourisme en général est dans la ligne de mire des écologistes depuis un bon bout de temps. Il vient d’entrer dans le radar de la morale sociale avec la pandémie. Il départage les bons et les méchants, les solidaires des égoïstes. Comment osez-vous vous écraser le cul dans le sable pendant qu’on regarde la neige tomber, embarrés dans nos chaumières, que les urgences sont en train de déborder ? Comment osez-vous ne pas souffrir avec nous ? Pour qui vous prenez-vous ?

La game vient de changer, et ce changement ne provient pas des autorités avec leurs consignes souvent contradictoires et leurs conférences de presse lassantes. Il vient des gens, exaspérés après des mois de restrictions. Je n’ai pas vu un tel niveau de colère depuis le début de la crise. J’ai le sentiment que les récalcitrants risquent de se faire ramasser beaucoup plus que par la police et ça, ça m’inquiète, car nous approchons peut-être d’un point de rupture, pas seulement dans les hôpitaux, mais dans la vie en commun. Dans La généalogie de la morale, le philosophe Nietzsche parlait du ressentiment comme un état d’impuissance chez ceux à qui l’action qui pourrait les sortir de cette émotion négative est empêchée, et qui finissent par ruminer de la bile.

Et que ressentons-nous d’autre en ce moment que l’impuissance, qui peut facilement se muer en ressentiment et nous ronger de l’intérieur ?

Personnellement, j’ai ressenti cette colère et cette impuissance à la fin du printemps dernier, quand j’ai vu comment on essayait de reprendre la vie « comme avant » beaucoup trop tôt, alors que rien n’était sûr encore. Ma seule consolation aujourd’hui est que je ne suis pas surprise.

La chasse aux boucs émissaires est ouverte, mais il suffit pourtant de voir que plein d’autres pays sont dans la même situation, la preuve qu’on n’est pas plus stupides qu’ailleurs. Et pour être franche, je ne crois pas du tout à cette irresponsabilité des gens que l’on devrait traiter soit comme des enfants, soit comme des parias. Je crois très platement que nous sommes au pire de la pandémie, et que nous faisons vraiment de notre mieux, même si nous sommes humains, trop humains. Ce qui me rassure et me désespère à la fois. Ne comptez pas sur moi pour sortir le goudron et les plumes. Un sens du tragique m’en empêche.