J’ai revu dernièrement Wargames de John Badham, l’un des films préférés de mon enfance, dans lequel un jeune pirate informatique manque de peu de déclencher la Troisième Guerre mondiale en jouant à un jeu avec le système informatique du NORAD qu’il a réussi à pénétrer. C’est à ce film que j’ai pensé en regardant la série documentaire Q : Into the Storm, de Cullen Hoback, qui commence par une citation attribuée au mystérieux Q, à l’origine du mouvement QAnon : « This is not a game. Learn to play the game. »

Au terme des six heures interminables de cette série, je me demande si nos sociétés où sévit ce mouvement, qui croit qu’une élite pédosataniste domine le monde, n’ont pas été victimes d’un jeu cynique entre geeks egomaniaques qui a mal tourné, sorti d’un coin du web pour contaminer le grand public.

Et voilà le problème, car au bout du compte, même si le documentariste pointe à la fin quelles personnes pourraient être derrière l’anonymat de Q, sans pouvoir le prouver hors de tout doute et d’après une théorie qui circulait déjà sur l’identité de cette entité numérique anonyme, on sort de Q : Into the Storm avec l’impression d’être entré dans un nouveau trou de lapin sans fond, qu’on n’a pas forcément envie de creuser encore plus, si on tient à sa santé mentale et à son précieux temps sur terre.

Est-ce à dire que j’ai perdu six heures de ma vie à regarder ça ? Pas vraiment, j’ai appris plein de trucs, puisque la série remonte aux origines de la naissance de Q, et plus particulièrement auprès de ceux qui ont créé le site où Q a publié ses messages : 8chan.

En tout cas, le documentariste Cullen Hoback, lui, a consacré trois ans de sa vie à enquêter sur le sujet en se concentrant plus particulièrement sur trois personnages : Fredrick Brennan, Jim Watkins et son fils Ron Watkins, que le documentariste va régulièrement interviewer à Manille, aux Philippines, où ils habitent.

Brennan, atteint d’une maladie génétique rare qui le cloue à un fauteuil roulant, est un développeur qui a créé 8chan, qu’il voit comme un imageboard né de l’accouplement de Reddit et 4chan. Jim Watkins est un homme d’affaires américain qui a acheté 8chan et dont le fils, Ron, est devenu l’un des administrateurs. Ces trois-là étaient amis avant que Brennan ne répudie 8chan (devenu ensuite 8kun) après des tueries comme celle de Christchurch, en Nouvelle-Zélande, et ne se lance dans une guerre contre les Watkins, qui le lui rendront bien, en l’accusant de cybercrime qui pourrait lui valoir la prison aux Philippines. On voit même le documentariste aider Brennan à sortir du pays en catastrophe pour retourner aux États-Unis. C’est là l’autre problème du documentaire : Hoback devient tellement lié à ses sujets qu’il semble avoir de la difficulté à avoir du recul, oscillant entre la sympathie et la neutralité, si bien que la série en souffre, parce que le ton n’est pas très clair entre l’humour et le sérieux, entre l’enquête et le freak show. Lorsqu’on aborde des théories de la conspiration, c’est plus que délicat.

N’empêche, on apprend des choses intéressantes là-dedans, surtout en découvrant la sombre mentalité des créateurs de ces sites qui, en se vantant de défendre la liberté d’expression totale, permettent d’héberger des groupes qui s’alimentent dans les pires dérives. Les trois affirment que 8chan ne rapporte pas d’argent, mais que le forum est devenu très fréquenté à cause des messages de Q, qui serait un internaute anonyme haut placé, qui connaît tous les secrets du gouvernement — certains pensent qu’il est plusieurs personnes. Ou Trump. Ou Steve Bannon. Ou Ron Watkins, etc.

Fredrick Brennan croit que les Watkins tiennent à Q essentiellement pour un trip de pouvoir, comme un immense jeu de rôle.

Les références culturelles de Q dans ses messages supposément cryptés sont d’ailleurs pas mal p’tit gars, avec des films comme Matrix (et la fameuse pilule rouge) ou White Squall, d’où est sortie la phrase de ralliement « Where We Go One, We Go All », qui a enflammé les adeptes avant d’attaquer le Capitole.

Cullen Hoback va interroger des fervents de QAnon, sans aller beaucoup en profondeur, mais on comprend que QAnon transforme carrément la vision du monde de ses croyants, qui voient des signes et des messages partout, un peu comme dans le film They Live de John Carpenter.

Dans un monde chaotique, ça donne du sens et ça peut être excitant, en plus de vous transformer en star (ou en ami) auprès des adhérents de plus en plus nombreux. C’est quand même drôle de constater que ceux qui annoncent « The Great Awakening » soient souvent les mêmes qui attaquent ceux que l’on appelle les « wokes ». On se dit que tant d’énergie gaspillée aux élucubrations de QAnon aurait pu servir à de vrais mouvements citoyens.

Mais le plus inquiétant est lorsque des membres du Parti républicain, dont le président Donald Trump lui-même, utilisent des références à QAnon pour mousser la campagne électorale. Avant d’être banni de Twitter, Trump a retweeté quantité de comptes liés à QAnon, lui donnant ainsi une légitimité, sinon de nouveaux membres. La meilleure façon de rendre QAnon mainstream, finalement. Avec les conséquences que l’on sait. Le jour de l’assaut contre le Capitole, Hoback était dans la foule avec Jim Watkins, excité de voir la « tempête » annoncée par Q, on le voit encourager la foule, alors que peu de temps avant, il avait donné une conférence où l’on voit dans le public le « Q Shaman » dont les photos allaient faire le tour du monde.

Se pourrait-il que ce gâchis soit né dans la tête de geeks louches qui ont carburé aux effets de la technologie sur les masses, le tout récupéré par une présidence prête à tout pour rester au pouvoir ? C’est un peu ce que Hoback laisse entendre, si vous vous rendez au bout de ce documentaire qui n’intéressera probablement que ceux que ça intéresse déjà. Mais ça donne froid dans le dos quand une fantaisie délirante fracasse le mur de la réalité, parce que la marche sur le Capitole n’aurait pas eu lieu sans QAnon.

Depuis la défaite de Trump, Q est silencieux et les adeptes de QAnon ont été déçus et dispersés en différents groupes qui poursuivent le mouvement à leur façon, manière de dire qu’on n’en a pas fini encore avec ça. De leur côté, Fredrick Brennan et Ron Watkins ont fait la promotion de Q : Into the Storm, à la veille de sa diffusion. Reste à voir si les conclusions de Cullen Hoback s’avèreront ou si elles ne feront qu’ajouter de l’eau au moulin QAnon.

Q : Into the Storm, série documentaire de Cullen Hoback, à partir du 21 mars, 21 h, sur Crave