Il y a peu de chansons fondatrices au Québec, j’entends par là des œuvres qui ont creusé des sillons, bousculé les conventions. La vie d’factrie, de Clémence DesRochers, fait partie de celles-là.

Élan fougueux d’une pionnière devenu avec le temps l’œuvre d’une orfèvre, cette chanson entre (enfin) au Panthéon des auteurs-compositeurs canadiens.

PHOTO ETIENNE RANGER, ARCHIVES LE DROIT

Clémence DesRochers

Bravo aux gens de la SOCAN qui ont eu cette idée !

Bien avant l’arrivée de Beau Dommage sur nos perrons et tout juste avant que Tremblay ne pousse la porte à grands coups de pied, Clémence DesRochers a écrit ce poème (le texte d’une chanson est toujours pour elle un poème) en pensant aux deux manufactures qui encadraient la maison natale de Sherbrooke.

Manufacture… Factory… Dans la bouche des francophones des années 40 et 50, cela devient « factrie ». Tout comme bother s’est muté en « badrer », rubbin en « robine » et back-house en « bécosse ». Ces transmutations furent une sournoise riposte à la bataille des plaines d’Abraham.

Alors que plusieurs de ses compatriotes, comédiens ou chanteurs, multipliaient les séjours parisiens en rapportant dans leurs bagages des flacons Guerlain et un accent pointu, Clémence DesRochers n’a pas eu peur d’utiliser la langue de la rue dans ses chansons, comme dans ses monologues.

Dans La vie d’factrie, gravée en 1962 avec le précieux apport du compositeur Jacques Fortier, elle a usé habilement et gaiement de teintes qui nous ressemblent.

« Si je pouvais mettre boutte à boutte / Le chemin d’la factrie à maison / Je serais rendue y’a pas de doute / Faiseuse de bebelles au Japon »

Pas mal pour une chanson québécoise qui s’inspire des œuvres réalistes à la manière d’Aristide Bruant.

Déjà, à l’aube de sa longue carrière, la fille du poète Alfred DesRochers (dont la chanson Le réveil de la nature fait partie du même panthéon) savait mieux que quiconque manier le verbe et la rime.

Pas mal pour une écolière qui préférait rester collée aux jupons de sa mère plutôt qu’aux robes des bonnes sœurs.

Nourrie aux grands auteurs que lui procurait la bibliothèque du paternel et bercée par les bienveillances de sa mère Rose-Alma, Clémence DesRochers a trouvé une manière incomparable de décrire et de raconter les choses.

Ainsi, pour dépeindre la protagoniste de sa chanson, une femme qui « n’est pas causeuse de profession » et qui préfère se fondre dans des « machines qui font trop de tapage », elle écrit ces vers superbes :

« Pour imaginer mon allure / Pensez à novembre sous la pluie / Et pour l’ensemble de ma tournure / Au plus long des longs ormes gris »

Voilà un portrait qui rendrait Doisneau vert de jalousie.

Quelques années avant que Denys Arcand ne réalise son film On est coton, Clémence a décrit la condition des travailleurs qui, penchés durant d’interminables heures au-dessus des machines, ont enrichi les patrons anglais et américains venus s’établir chez nous.

« La seule chose que je peux vous apprendre / C’est d’enfiler le bas de coton / Sur un séchoir en forme de jambe / En partant d’la cuisse au talon »

De Fabienne Thibeault à Renée Claude, en passant par Salomé Leclerc, nombreuses (ce sont surtout des femmes) sont les interprètes qui s’emparent aujourd’hui de cette chanson dont aucun vers ne mériterait d’être retouché.

En 2018, lors de l’exposition que lui consacrait le Musée des beaux-arts de Sherbrooke (l’expo ira à Verdun à compter du 22 août), Clémence DesRochers m’a raconté qu’elle a longtemps laissé en plan la finale de son texte. Mais au bout de nombreuses semaines de cogitation, elle a finalement trouvé ce que cet être effacé devait dire.

« Maintenant j’ai plus rien à vous dire / J’suis pas un sujet à chanson »

En concluant ainsi, elle donnait raison à Aznavour qui affirmait qu’une chanson devait partir de la lettre A et se rendre à Z.

Il y a quelques jours, alors que je traînais chez des antiquaires de l’Estrie, je suis tombé sur un séchoir sur lequel on enfilait autrefois des bas. Comme je me trouvais au cœur du fief des anciennes « factries » de coton, j’ai immédiatement pensé à cette chanson douce comme la soie. Et à son auteure.

J’ai aussi songé aux milliers de femmes qui, pendant des décennies, ont attendu que « la sirène crie délivrance ». Une œuvre importante marque à tout jamais leur mémoire.

Et celle qui l’a écrite est aujourd’hui un éternel sujet à chanson.

À regarder : la chanson La vie d’factrie sera officiellement intronisée au Panthéon des auteurs-compositeurs le 30 juillet à l’émission Bonsoir bonsoir !

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