La journaliste Nathalie Petrowski, qui doit souvent composer avec la promptitude et l’urgence, s’offre le luxe du fameux « pas de recul » pour aborder l’épineux sujet de l’appropriation culturelle.

Deux ans après les affaires SLĀV et Kanata, l’ex-chroniqueuse de La Presse y va de sa contribution à ce débat chaud par l’entremise d’un documentaire qui ne manquera pas de susciter de vives réactions.

Car si Touche pas à ma culture ? donne la parole à une foule d’intervenants triés sur le volet, il est clair que Nathalie Petrowski (qui a eu l’idée de ce film et qui le réalise) se range du côté de ceux qui trouvent que l’appropriation culturelle dont on accuse certains créateurs est une arme à double tranchant qui, au bout du compte, a pour effet de brimer la liberté d’expression.

PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE

Nathalie Petrowski présente le documentaire Touche pas à ma culture ?

On peut sortir la fille de la chroniqueuse, mais pas la chroniqueuse de la fille…

Le documentaire, que j’ai regardé cette semaine et qui sera présenté au retour des Fêtes sur les ondes de Télé-Québec, donne la parole à une vingtaine d’observateurs tous plus aguerris les uns que les autres. Ce casting est d’ailleurs l’une des grandes qualités du film.

On y entend l’essayiste Éthel Groffier, l’écrivaine Catherine Mavrikakis, la chorégraphe Mélanie Demers, le metteur en scène Serge Denoncourt, le professeur de philosophie Amadou Sadjo Barry, l’auteure Isabelle Doré, la violoniste Kristin Molnar, le député Stéphane Bergeron et une foule d’autres personnes qui osent s’aventurer sur ce chemin hautement miné.

D’emblée, Nathalie Petrowski (très présente dans le film) nous dit que les artistes québécois, autrefois « célébrés et encensés », sont aujourd’hui devenus les « ennemis » des « activistes » LGBTQ, des militants de la diversité et d’autres groupes de pression.

Cette levée de boucliers est intimement liée au concept de cancel culture (culture de l’annulation et du bannissement) qui touche aujourd’hui toutes les sphères de la création. Ces appels au boycottage d’œuvres ou de créateurs soupçonnés de sexisme, de racisme ou d’appropriation culturelle ne cessent de se multiplier. La montée de voix accusatrices inquiète au plus haut point certaines personnes interviewées par Nathalie Petrowski.

« Nous sommes à l’ère du grand consensus, dit la metteuse en scène Brigitte Haentjens. Il faut que tout le monde soit content. Mais l’art n’est pas consensuel. »

Le geste des militants qui viennent scander leur désaccord devant les théâtres est tout à fait légitime, croient la plupart des participants au film. Mais il faut penser aux conséquences de ces soulèvements, ajoutent-ils. « En traitant de racistes les artistes, comme ils l’ont fait avec Robert Lepage, on jette sur eux une forme d’abomination morale. […] Ça pourrit l’atmosphère », dit Éric Bédard, historien de l’art à l’Université TÉLUQ.

Les propos de la journaliste française Caroline Fourest, auteure de l’essai Génération offensée – De la police de la culture à la police de la pensée, atteignent leur cible. Selon elle, le mouvement qui s’opère en ce moment, largement dominé par les jeunes, repose sur une « tentation de tout regarder, tout voir, tout juger par le prisme de l’obsession identitaire ».

Pour Fourest, cette dérive est absolument néfaste. « On ne peut pas reconquérir l’égalité en discriminant les gens. Ça ne marche pas ! »

Les effets de ce militantisme et de cette rectitude politique se font durement sentir dans le monde de l’art québécois. L’auteur du roman Hansel et Gretel, Yvan Godbout, de même que ses éditeurs, ont été accusés de produire et de distribuer de la pornographie juvénile. Dans son récit de fiction, l’auteur décrivait les sévices sexuels subis par un frère et une sœur.

PHOTO FOURNIE PAR ATTRACTION IMAGES

Yvan Godbout

« Même si on gagne, on a perdu, dit François Doucet, président des Éditions AdA. On a créé la censure. »

« On se questionne beaucoup plus qu’avant, ajoute de son côté Nycolas Doucet, directeur général des Éditions AdA. Il y a une peur. Il y a une forme d’autocensure qui s’ensuit. »

Une large place est accordée à la liberté des interprètes qui, au cinéma comme au théâtre, sont de plus en plus contraints d’endosser des rôles qui doivent correspondre à leur propre identité. Or, pour plusieurs, comme le metteur en scène Serge Denoncourt, « les acteurs ont le droit et [et le devoir] de jouer autre chose qu’eux-mêmes ».

Christian Bégin, qui a interprété Pretzel, un personnage trans, dans la série M’entends-tu ?, a eu droit aux foudres des groupes militants LGBTQ qui ont exprimé haut et fort leur désaccord de voir un acteur hétéro jouer le rôle d’une prostituée trans.

PHOTO FOURNIE PAR ATTRACTION IMAGES

Christian Bégin

Le dernier lieu d’empathie qui nous reste, c’est le théâtre. Et on questionne cela. Ça m’inquiète.

Christian Bégin

Pascale Devrillon, actrice et femme trans, ne voit pas les choses ainsi. Et pour défendre son point de vue, elle prend le beurre et l’argent du beurre. Tout en reconnaissant qu’un acteur peut jouer n’importe quoi, elle affirme qu’il est impossible « pour une personne hétéronormative de faker ce côté extraordinaire de la résilience humaine des personnes LGBTQ ».

Nathalie Petrowski n’a visiblement pas cherché à faire un film où les parties se répondent et s’affrontent dans un jeu de ping-pong. La première partie du documentaire offre surtout la parole à ceux qui défendent l’idée que les gestes des militants briment la liberté d’expression des artistes. Les voix contraires (la chorégraphe Mélanie Demers, l’actrice Pascale Devrillon, l’artiste Manuel Mathieu) arrivent dans la seconde moitié du documentaire.

Brigitte Haentjens est l’une des rares participantes à aborder la question de la présence des minorités dans l’espace médiatique et culturel. Selon elle, c’est une « autre question que l’appropriation ». Là-dessus, je suis en total désaccord avec elle. La question de la représentation des minorités est au cœur même de ce débat.

À l’été 2018, j’ai souvent entendu que si le théâtre et le cinéma québécois offraient plus de place aux minorités et créaient plus de diversité, sans doute que les affaires SLĀV et Kanata n’auraient pas eu lieu.

Quand Nathalie Petrowski évoque la question de l’intégration et de la place que doivent prendre les artistes et les créateurs, peu importe leur origine ou leur identité, Manuel Mathieu, artiste et philanthrope, a cette réplique assassine. « L’intégration est une extension au langage colonialiste. On ne veut pas une intégration, on veut de la place. On veut raconter notre histoire. »

Nathalie Petrowski, qui rappelle comment les artistes québécois ont dû se battre pour prendre leur place, se demande alors si un « artiste blanc va pouvoir encore créer ».

Après les dialogues de sourds de l’été 2018, on croyait que le débat sur l’appropriation culturelle sommeillait en toute quiétude. Un documentaire pertinent que vous devez absolument regarder va le ranimer.

Qui de mieux que Nathalie Petrowski pour s’acquitter de cette tâche ?

Touche pas à ma culture ?
6 janvier, 20 h
Télé-Québec
Réalisation : Nathalie Petrowski
Production : Attraction Images