En cette année bien particulière, alors que les arts vivants ont été pratiquement absents des scènes et que quantité d’œuvres marquantes n’ont vu le jour que de manière embryonnaire – je pense entre autres à La déesse des mouches à feu d’Anaïs Barbeau-Lavalette et à Mademoiselle Julie, dans une mise en scène de Serge Denoncourt, que l’on espère voir renaître bientôt –, voici mes 10 coups de cœur.

PHOTO FOURNIE PAR MK2 | MILE END

Adèle Haenel et Noémie Merlant dans Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma

Portrait de la jeune fille en feu, de Céline Sciamma

Ce splendide film d’époque de la Française Céline Sciamma évoque l’histoire d’un amour impossible (et brûlant) entre deux jeunes femmes. Un film fin, sensible, sensuel, élégant, qui met en scène une formidable Adèle Haenel, actrice fétiche de la cinéaste. Elle crève l’écran dans le rôle du modèle récalcitrant. La mise en scène de Céline Sciamma est magnifique de subtilité. La cinéaste filme la naissance de l’amour, la retenue pudique, l’intensité du désir assouvi, grâce à des regards, des sous-entendus, des non-dits. Ses gros plans sur les visages des amoureuses, alors que la nature se déchaîne en arrière-plan ou que le feu se consume, sont sublimes de poésie. Ce Portrait de la jeune fille en feu n’est pas seulement beau. C’est aussi un manifeste éloquent sur les rapports de classe et la condition féminine, d’hier à aujourd’hui.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Paul Kawczak, auteur de Ténèbre

Ténèbre, de Paul Kawczak

Pierre Claes, jeune géomètre belge chargé par le roi de baliser l’Afrique, navigue sur le fleuve Congo à bord du Fleur de Bruges, vers un monde colonial voué à sa perte. Le Québécois Paul Kawczak livre un premier roman exceptionnel, au style riche et incantatoire. Une fable anticolonialiste puissante, doublée d’un roman d’aventures en hommage au Cœur des ténèbres de Joseph Conrad. Un récit de la chair sombre et violent, cauchemardesque et sordide, érotique et hypnotique, qui ne craint pas le réalisme magique. Un tour de force. Publié à La Peuplade.

PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE

Marie-Pierre Arthur a lancé Des feux pour voir au début de 2020.

Des feux pour voir, de Marie-Pierre Arthur

Sur son quatrième album, Marie-Pierre Arthur s’éclate, emprunte bien des sentiers, sans se répéter. Aux sonorités rétro des années 70 ou 80, elle allie des trames funk, pop, voire grunge, dans un emballage indéniablement contemporain. C’est brut et cru un instant, puis poli et léché l’instant suivant. L’auteure-compositrice-interprète parle d’amour, de famille, d’amitié, dans une poésie toute simple, sans esbroufe. Il n’y a pas une chanson québécoise que j’ai plus écoutée cette année que la pièce-titre, Des feux pour voir, avec ses guitares distorsionnées irrésistibles.

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

Marilyn Castonguay

Marilyn Castonguay dans Les filles et les garçons

À la manière d’une conférencière, une jeune Britannique explique comment elle a quitté sa vie de débauche, a rencontré son mari, est devenue mère, avant que le bonheur ne tourne au cauchemar. Marilyn Castonguay livrait en janvier ce solo époustouflant de Dennis Kelley à La Licorne, dans une traduction de Fanny Britt et une mise en scène de Denis Bernard. Sa capacité, seule sur scène, à émouvoir, est phénoménale. Elle commence dans l’humour et la truculence du verbe, puis son regard s’embue soudainement et un rictus laisse deviner la douleur d’un drame très sombre. Que s’est-il passé ? Elle nous donne des indices tout au long de ce monologue captivant, de près de deux heures, dont on sort le souffle coupé.

PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE

Fanny Britt

Faire les sucres, de Fanny Britt

Dans ce brillant roman choral publié au Cheval d’août, Fanny Britt aborde la question épineuse des privilèges : ceux que l’on a, ceux que l’on ignore avoir, ceux qui ne nous rendent pas plus heureux même lorsqu’on en a conscience. Adam, 47 ans, chef dans un restaurant à la mode où mangent les gens dans le vent, est une star de la télévision. Tout lui sourit, jusqu’au jour où un bête accident de surf, à Martha’s Vineyard, lui fait perdre l’équilibre, au propre comme au figuré. Sa crise existentielle menace sa carrière comme son couple. L’humour doux-amer de Fanny Britt, ses observations lucides sur la condition humaine, la fine psychologie de ses personnages sous-tendent ce chassé-croisé habilement mené et magnifiquement écrit.

PHOTO FOURNIE PAR TVA FILMS

Les misérables de Ladj Ly

Les misérables, de Ladj Ly

Inspiré d’une bavure policière en banlieue de Paris, à Montfermeil, où Victor Hugo aurait écrit son célèbre roman et où le cinéaste français Ladj Ly a grandi, Les misérables est un drame social aux accents de thriller, explosif, tout sauf manichéen, qui puise son intensité dans la nuance et les zones d’ombre de personnages forts et complexes. Le récit se présente du point de vue d’un policier normand muté dans une section antiémeute en banlieue parisienne, face à des groupes qui perturbent la paix sociale : de très jeunes délinquants, une troupe de cirque ambulant, des Frères musulmans et des policiers qui abusent sans cesse de leur pouvoir. L’équilibre est précaire et la marmite menace d’exploser. « Il n’y a ni mauvaises herbes ni mauvais hommes, écrivait Victor Hugo. Il n’y a que de mauvais cultivateurs. » C’est le credo de ce film percutant.

PHOTO FOURNIE PAR LES ÉDITIONS LA PEUPLADE

Sophie Létourneau

Chasse à l’homme, de Sophie Létourneau

Sophie Létourneau consulte une cartomancienne qui lui prédit que, grâce à un livre, elle rencontrera l’homme de sa vie. C’est cette quête amoureuse qu’elle nous raconte, sur le ton de la confidence, sans fard, avec beaucoup d’autodérision. Ce récit en fragments publié par La Peuplade est à la fois léger et profond, intime et universel, sensible et touchant. Une déclaration d’amour à la littérature et une réflexion pétillante d’intelligence sur la place des femmes dans la littérature (et dans le milieu universitaire). Un roman en phase avec le mouvement #moiaussi, c’est-à-dire l’antithèse du regard masculin qui définit la femme comme personnage littéraire. Un livre original, captivant, emballant, ingénieux, érudit et spirituel, mais pas du tout prétentieux, qui se lit comme un thriller.

PHOTO FOURNIE PAR RADIO-CANADA

C’est comme ça que je t’aime de François Létourneau (à droite)

C’est comme ça que je t’aime, de François Létourneau

Le duo formé de François Létourneau (seul au scénario cette fois-ci) et de Jean-François Rivard (à la réalisation) a donné naissance à certaines des plus singulières séries de la télévision québécoise : Les invincibles et Série noire. On peut ajouter à la liste des classiques instantanés C’est comme ça que je t’aime, délirante chronique d’époque sur deux couples de Sainte-Foy dont le quotidien bascule sens dessus dessous lorsqu’ils intègrent le monde interlope de Québec au milieu des années 70. Infidélités, magouilles, machisme, féminisme révolutionnaire, infiltration policière… Drôle, mordant, original, inoubliable. Du pur Létourneau-Rivard.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Louis-Jean Cormier

Quand la nuit tombe, de Louis-Jean Cormier

Le 10 mars, j’ai assisté à une séance d’écoute du troisième album solo de Louis-Jean Cormier, dans son studio. Trois jours plus tard, nous étions tous confinés. Quand la nuit tombe porte bien son nom. C’est un album ambitieux de chansons magnifiques, où l’on retrouve Louis-Jean Cormier là où on ne l’attendait pas, sans guitare, au piano, dans l’intime et l’intimiste, nous parlant de son père, de ses enfants, de son amoureuse originaire de l’Éthiopie – où il a fait récemment un voyage marquant –, de ses craintes et de ses espoirs, mais aussi du narcissisme des réseaux sociaux ou des histoires que raconte une photo. Cormier s’est réinventé juste avant que cela ne devienne une injonction.

PHOTO TVA FILMS

Sorry We Missed You de Ken Loach

Sorry We Missed You, de Ken Loach

Ricky, qui a accumulé les petits boulots toute sa vie, espère se sortir de la misère en travaillant à son compte comme chauffeur-livreur de colis. Sauf qu’à l’ère du numérique, alors que les syndicats ne sont plus au goût du jour, le mirage du contrôle de sa destinée fait de lui un esclave économique nouveau genre. Campé dans le nord de l’Angleterre, à l’instar du précédent I, Daniel Blake (Palme d’or en 2016), ce drame social dans la plus pure tradition naturaliste du cinéma social de Ken Loach s’intéresse aux tracas de la famille de la classe ouvrière moderne. À 84 ans, Loach propose l’un de ses meilleurs films en carrière, brossant un portrait familial nuancé, émouvant, avec une tendresse et une profonde humanité.