« Quand elle tombera, on rigolera ! », clame la petite. Au loin, on entend un bruit sourd, et elle éclate de rire avec son père.

Ce pourrait n’être qu’une vidéo mignonne, où l’on voit un père rire avec sa petite fille, comme il en circule tant. Or, ce père, Abdallah al-Mohamed, un Syrien déplacé avec sa famille à Sarmada, a inventé un jeu pour aider sa fille Salwa, 4 ans, à ne pas avoir peur des bombes du régime de Bachar al-Assad qui tombent sur le nord-ouest de la Syrie.

À chaque bombe qu’ils entendent, c’est l’explosion… de joie. Ce jeu ne serait que sinistre s’il ne démontrait aussi tout ce que l’on est prêt à faire pour protéger l’innocence de son enfant.

En partageant cette vidéo, beaucoup de gens ont évoqué La vie est belle de Roberto Benigni.

Dans ce film qui a fait pleurer la planète en 1998, un père capturé avec son fils par les nazis déploie des trésors d’imagination pour lui faire croire que tout ça, la guerre, l’Holocauste, c’est un jeu, avec une récompense à la fin. Personne n’a oublié la dernière image qu’il offre à son enfant lorsque, mené à son exécution, il marche comme un clown pour que son fils reste dans la fiction, et à l’abri dans sa cachette.

Transformer une horrible réalité en jeu est probablement l’une des plus grandes preuves d’amour d’un parent. Voilà pourquoi la situation d’Abdallah et Salwa nous touche profondément, que sa petite vidéo est devenue virale et que le thème résonne fort dans les arts. 

PHOTO ABDULAZIZ KETAZ, AGENCE FRANCE-PRESSE

Dans une entrevue au journal Le Parisien, Abdallah explique qu’il a pris avec sa femme la décision de masquer la vérité à sa fille.

Pensons, dans un registre plus sombre que La vie est belle, à La route de Cormac McCarthy. Dans ce roman publié en 2006 et considéré comme un chef-d’œuvre, un père et son fils sillonnent des paysages dévastés dans un monde post-apocalyptique. Le combat pour la survie prime tout, mais il y a un enjeu encore plus important pour le père : préserver l’âme de son enfant, peut-être pour conserver ce qu’il lui reste d’humanité lui-même, dans une société qui a sombré dans la barbarie et le cannibalisme. Car le fils, lorsque le père est sur le point de basculer vers la violence, lui rappelle toujours ce qu’il considère comme le bien, auquel il croit toujours. Et l’on peut lire dans ce roman : « Il ne savait qu’une chose, que l’enfant était son garant. Il dit : s’il n’est pas la parole de Dieu, Dieu n’a jamais parlé. »

Être parent en zone de guerre

Être parent est une grande responsabilité, ce n’est pas facile tous les jours, c’est une vérité universelle. « Mais il y a une chose à laquelle on ne pense pas souvent à ce sujet-là, c’est qu’en contexte de guerre, c’est justement très difficile d’être parent », me dit Garine Papazian-Zohrabian, professeure agrégée au département de psychopédagogie de l’Université de Montréal. Ayant travaillé notamment avec Médecins sans frontières et auprès de familles réfugiées au Québec, sa spécialité concerne les traumatismes psychiques de guerre chez les enfants. « Dans un contexte de guerre, pour un parent, quand l’enfant est en vie, c’est déjà un bravo, et s’il est nourri, un double bravo. Si les parents arrivent à répondre aux besoins de base, la parentalité est déjà complétée. Parce que souvent, ils n’ont pas le temps ou l’énergie pour s’occuper de l’éducation. Souvent, il n’y a pas de disponibilité affective. Si nous revenons à ce père qui joue avec sa fille sous les bombes, on peut dire qu’il a une santé mentale et une solidité au niveau de sa personnalité qui viennent probablement de sa propre enfance. » 

PHOTO FOURNIE PAR LE STUDIO

Giorgio Cantarini et Roberto Benigni dans une scène de La vie est belle

[Ce père] a des bases assez solides pour pouvoir être un facteur de protection et avoir cette disponibilité psychique avec son enfant.

Garine Papazian-Zohrabian, de l’Université de Montréal

Dans une entrevue au journal Le Parisien, Abdallah explique qu’il a pris cette décision avec sa femme de masquer la vérité à sa fille. « Nous avons décidé de procéder de cette façon pour protéger l’état psychologique de Salwa. L’idée m’est venue de mon enfance. Quand j’étais jeune, je jouais avec des fusils jouets. J’ai donc pensé pouvoir dire à ma fille que ce qui se passe dehors, c’est une pièce de théâtre. Quand on entend un bombardement ou un grondement d’avion, on rit. Elle suppose qu’il s’agit vraiment d’un jeu. »

Est-ce que cela fonctionne ? Oui, si bien sûr Salwa ne fait qu’entendre des bruits et n’est pas témoin de l’horreur, explique Garine Papazian-Zohrabian. « En fait, la valeur traumatique de l’événement, c’est vraiment le sens et l’interprétation que la personne lui donner. Les parents peuvent protéger l’enfant en influençant la perception qu’il a de l’événement. Ils peuvent être protecteurs comme ils peuvent eux-mêmes angoisser, se désorganiser et ainsi désorganiser leurs enfants. »

PHOTO ABDULAZIZ KETAZ, AGENCE FRANCE-PRESSE

Abdallah avec sa fille Salwa

La professeure a pu constater les séquelles de la guerre chez certaines familles de réfugiés syriens, justement. Par exemple cette femme qui a dû se cacher pendant deux mois dans deux pièces minuscules de son appartement, sans eau, sans électricité, avec trois enfants de 1 an, 3 ans et 5 ans. « Il y a beaucoup de parents qui ont été complètement dévastés et stressés, qui n’ont pas pu aimer leurs enfants comme ils auraient pu le faire en contexte de paix. Il n’y avait pas de temps pour raconter des histoires ou jouer. On est loin de cette parentalité-là qui est pour nous anodine. Et dans ce sens, il y a beaucoup de carences, affectives ou éducatives, chez les enfants de la guerre. »

Car ce sont des circonstances de vie qu’on peine à imaginer. Les enfants sont les premières victimes de la destruction des infrastructures, quand ils perdent leur droit à la sécurité, à l’éducation, aux soins médicaux. Quand tout ce qu’il leur reste est un parent, qu’on leur souhaite d’avoir la force d’Abdallah Al-Mohamed.

La guerre n’est pas un jeu. Mais le jeu inventé par ce père pourrait bien sauver Salwa des traumatismes de la guerre. Et en agissant ainsi, Abdallah ne protège pas que sa fille : il protège notre humanité dans un conflit déshumanisant.