Tour à tour démonisé puis porté aux nues depuis Platon, le rire est bien sûr une façon d'exprimer un éclat de bonheur. Il peut contribuer à détendre l'atmosphère, mais aussi à l'alourdir. Rire ou, à plus forte raison, ne pas rire peut marquer l'adhésion ou la dissidence à un groupe. «Il est fondamental pour reconnaître ses amis de ses ennemis», soutient d'ailleurs un psychologue américain. Le rire est une forme de communication bien plus complexe qu'il n'y paraît...

Les blagues étaient de rigueur lors de la réunion des vendeurs de la compagnie finlandaise. Le directeur des ventes était toujours celui qui lançait la première blague et ses subordonnées riaient à tout coup. Mais ces derniers se servaient aussi de l'humour pour exprimer leurs insatisfactions - à propos des produits de leur compagnie, des mauvaises habitudes de leur patron ou de leurs collègues. Mais quand des clients potentiels, britanniques, ont joint la réunion, l'atmosphère s'est faite plus sérieuse. Finies les blagues sur les défauts des produits et les moqueries pas toujours gentilles. Seuls subsistaient quelques lieux communs amusants sur les différences culturelles entre les deux pays.

 

Cette description, faite par une philologue de la faculté d'économie de l'Université d'Helsinki dans la revue académique Negotiation Journal, illustre bien le pouvoir de l'humour. Le rire est une manière d'établir la hiérarchie. Dans plusieurs cultures, les dirigeants (d'une compagnie ou d'une tribu) se servent du rire pour montrer leur dominance: quand ils rient, leurs subordonnés doivent rire aussi. Depuis une vingtaine d'années, les études scientifique sur le rire se sont multipliées.

«Le rire est un descendant direct des jeux de bataille des animaux, explique Robert Provine, un psychologue de l'Université du Maryland qui a publié le livre Le Rire, sa vie, son oeuvre. Il est fondamental pour reconnaître les amis des ennemis. Et il joue un rôle central dans le processus de séduction de la femme par l'homme.»

Le psychologue américain avance que le «ha-ha» du rire reflète le halètement durant l'effort physique. Et plus précisément, le halètement durant les jeux de bataille auxquels se livrent tous les animaux, même les hommes, quand ils sont petits.

«Le contact physique qu'ont deux amis qui se chamaillent est fondamental pour leur amitié. On retrouve un peu ce phénomène dans le sport, chez les adultes. On n'a qu'à penser aux chatouillements, qui ne sont agréables que s'ils sont faits par des parents et amis. Comme il est difficile de faire semblant de rire, c'est un mécanisme important pour déterminer l'honnêteté d'une personne. Rire peut servir à inclure ou à exclure.»

Le parallèle entre le rire et les batailles rituelles est d'autant plus évident quand on pense à la séduction. «Les hommes font beaucoup plus rire les femmes que les femmes les hommes, dit M. Provine. Je ne pense pas que ce soit seulement dû à des normes sociales imposant le sérieux aux femmes. Les hommes les plus populaires, les mâles alpha, sont aussi ceux qui font le plus rire les autres.»

Les femmes ont plus tendance à sourire qu'à rire que les hommes, probablement parce que ces derniers utilisent leur présence physique - y compris leur voix et le rire - comme une menace ou un instrument de défense, selon John Moreall, un philosophe du College of William and Mary en Virginie qui consacre sa carrière au rire (son cinquième livre sur le sujet, Comic Relief: A Comprehensive Theory of Laughter, sera publié en septembre) et a fondé la Société internationale d'études sur l'humour. «Dans plusieurs cultures, les femmes ne doivent pas rire bruyamment, dit M. Moreall. C'est une expression inacceptable de masculinité.»

Et pourtant, les femmes sont plus susceptibles que les hommes de réagir à l'humour, selon une étude publié en 2005 par des psychiatres de l'Université Stanford. Placés devant des dessins animés, les hommes utilisaient moins que les femmes la partie du cerveau responsable de la compréhension du langage. Les chercheurs californiens avançaient que les hommes s'attendaient trop à rire, alors que les femmes abordaient les vidéos avec un oeil plus critique qui les rendait paradoxalement plus réceptives à leur humour.

Le rire fascine l'homme depuis l'antiquité. Platon jugeait qu'il s'agissait trop souvent de moqueries et le banissait de sa cité idéale, alors qu'Aristote voulait s'en servir pour enseigner les pratiques vertueuses aux masses en humiliant les mauvais citoyens. Darwin estimait au contraire que le rire était toujours signe de joie. «On apprend beaucoup sur une société en étudiant comment elle traite le rire, dit Robert Provine. Dans le film Ridicule de Patrice Lecomte, par exemple, rire était vulgaire, même si les mots d'esprit étaient très bien considérés. Les Français de cette époque, sous Louis XVI, avaient d'ailleurs une très mauvaise opinion de l'habitude qu'avaient les Anglais de rire à gorge déployée.»

Cette emphase sur l'humour est de toute façon mal placée. «Seulement 10% à 20% de temps que nous passons à rire est une réponse à des blagues, affirme M. Provine. Le reste du temps, il s'agit de signaux sociaux qu'on envoie à d'autres personnes pour signifier notre désir d'entrer en communication, par exemple quand on rit un peu en disant «quelle belle journée», ou quand on rit par nervosité. Le rire n'est pas toujours lié à l'humour.»

Les usages sociaux du rire intéressent d'ailleurs beaucoup les psychologues. «Il y a de plus en plus d'études sur la contribution du rire à la stabilité familiale et maritale», explique Glenn Weisfeld, un psychologue de l'Université Wayne au Michigan. «Certains chercheurs s'inquiètent d'ailleurs que le fait que les enfants passent de moins en moins de temps à jouer de manière non structurée avec des amis mènera à une génération de personnes qui ne savent pas se servir du rire comme d'un instrument d'intégration et de communication.