Chacun a un petit coin de verdure qui lui est cher. Dans le cadre de la série Grandeur nature, le photographe Ivanoh Demers et le journaliste Alexandre Vigneault lèvent le voile sur les paysages intimes de sept artistes. Le pianiste et compositeur Alain Lefèvre n'a rien d'un campagnard. Son milieu naturel, c'est la ville. Ce qui ne l'empêche pas de s'émouvoir devant les charmes bucoliques des Cantons-de-l'Est.

Sommé de choisir entre la ville et la campagne, le pianiste et compositeur Alain Lefèvre ne réfléchirait sans doute pas longtemps avant de prêter serment d'allégeance à la vie urbaine. Ce n'est pas de bonheur qu'il frémit à la pensée des grandes étendues sauvages. Il n'a pas un tempérament de coureur des bois et ne prêche pas le retour à la terre, même s'il a été élevé par une mère capable de cueillir des pissenlits dans un parc pour en faire une salade à placer sur la table familiale.

«La nature offre la possibilité d'aller dans un endroit beau et extraordinaire, mais je suis heureux de revenir à Montréal, au centre-ville, même avec la pollution», affirme-t-il sans détour. En cette époque où l'environnement est l'un des sujets de l'heure, il se plaît à rappeler que bien des grands centres urbains du XXIe siècle sont beaucoup moins sales qu'à l'époque de Louis XIV. Les conditions sanitaires actuelles de Montréal n'ont rien à voir avec celles du Paris de Lully et de Couperin. «La ville n'est pas Satan et la nature, le petit Jésus», affirme le pianiste.

Se méfiant comme de la peste des ayatollahs de l'environnement et de l'alimentation, Alain Lefèvre vit d'ailleurs en plein coeur du Vieux-Montréal, dans une rue où il n'y a aucun arbre. Ce qui ne l'empêche pas d'avoir un faible pour les Cantons-de-l'Est, d'où sa femme est originaire. «Il y a quelque chose d'apaisant dans ces paysages, selon lui. Les Laurentides et ses forêts denses ont quelque chose d'angoissant. Ce qui m'émeut, c'est de sentir la matière travaillée par l'homme.»

Sentir la présence de l'être humain derrière la nature le réconforte aussi. «Passé Forestville, en direction de Sept-Îles, on trouve l'un des paysages les plus émouvants au monde. Mais on a l'impression d'être sur une autre planète», raconte-t-il. L'idée de s'y faire abandonner, seul, sur le bord de la route ne lui plaît pas du tout, au contraire. Même s'il trouve ce lieu d'une beauté incroyable.

Horizon romantique

Son refuge en nature, c'est la maison de campagne d'un grand ami, presque un frère, à Sainte-Catherine-de-Hatley. Entourée d'un vaste terrain aménagé par des mains consciencieuses, la résidence domine le village et a une vue imprenable sur un paysage extraordinaire : le clocher d'une vieille église, des vallons derrière lesquels se cache une partie du lac Massawippi, un chemin qui serpente et, là-bas, au loin, la silhouette du mont Orford, qui veille calmement sur toute la région. Rien de sauvage.

«Une nature un peu domestiquée, c'est une nature qui s'humanise. J'aime l'humanité, j'aime l'Histoire de l'homme même si elle a parfois été horrible et effrayante et qu'elle continuera de l'être. On ne peut pas vomir sur ce qu'on a été quand on voit un paysage comme ça, estime le pianiste. On a l'impression que les Cantons-de-l'Est sont un vieux sage. Il y a quelque chose de pacifique dans cette nature-là, alors qu'il y a d'autres endroits qui laissent des impressions de violence.»

Ce «vieux sage», Alain Lefèvre le fréquente autant que son horaire chargé le lui permet, c'est-à-dire quatre ou cinq fois par année. Il vient d'abord pour les amis, mais aussi pour marcher et aller nourrir les canards à North Hatley. «Rien de bien compliqué», laisse-t-il tomber. La nature lui fait aussi de plus en plus de bien au plan musical. «J'ai développé une relation avec le grand silence. Je peux composer en Grèce, près de la mer, ou à La Malbaie», dit aussi le compositeur. On pense d'emblée à Thalassa et Songe à Charlevoix, deux pièces de son album Carnet de notes.

«Maintenant, beaucoup de mes compositions ou de mes thèmes sont inspirés d'endroits comme celui-ci», affirme Alain Lefèvre, en toisant la ligne d'horizon derrière ses verres fumés, qu'il conserve pour protéger ses yeux trop sensibles à la lumière. Il révèle par ailleurs qu'un de ses nouveaux morceaux a germé précisément ici, dans les hauteurs de Sainte-Catherine-de-Hatley. Il songe à le dédier à sa femme née à Sherbrooke, la reine des Cantons, pour leurs 25 ans de mariage. «J'aimerais dire aux Cantons-de-l'Est qu'ils m'ont donné le plus beau cadeau de ma vie, dit-il. Je suis un romantique...»

Alain Lefèvre partagera la scène avec huit jeunes pianistes, le 19 juillet, dans le cadre du Festival de Lanaudière.