(Tokyo) Le Japon, aidé par la méfiance grandissante des Occidentaux envers la Chine, cherche à revenir à la pointe de la course technologique mondiale, y compris dans l’intelligence artificielle (IA). Mais de sérieux obstacles se présentent, comme sa culture d’entreprise dépassée.

Le géant américain Microsoft a annoncé cette semaine un investissement de 2,9 milliards de dollars au Japon, notamment pour y accélérer le développement de l’IA.

Cette initiative, qui prévoit aussi de former à l’IA trois millions de salariés japonais sur trois ans, a été opportunément divulguée au moment d’une visite officielle du premier ministre japonais Fumio Kishida à Washington.

Elle fait suite à l’ouverture d’un centre d’excellence en cybersécurité de Google à Tokyo en mars, et à un investissement de 15 milliards de dollars annoncé en janvier par Amazon pour renforcer ses infrastructures cloud (stockage informatique dématérialisé) au Japon d’ici à 2027.

Le Japon dépense lui-même sans compter pour redevenir un grand acteur dans les puces électroniques. À ce titre, il peut se targuer d’avoir attiré le taïwanais TSMC, le géant mondial des semi-conducteurs, qui a inauguré en février sa première méga-usine dans le sud-ouest de l’archipel.

« Les tensions géopolitiques ont fait du Japon un partenaire plus attractif et plus stable que la Chine », souligne Khos-Erdene Baatarkhuu, directeur général d’AND Global, une société proposant des services de fintech à travers l’Asie, y compris au Japon.

« Deuxièmement, le gouvernement s’efforce de séduire les investisseurs en leur offrant des allègements fiscaux » et en soutenant diverses initiatives pour la transformation numérique du pays, ajoute ce chef d’entreprise.

La menace de devenir un « poisson rouge »

Par ailleurs, la grande faiblesse persistante du yen « encourage les firmes nord-américaines à investir au Japon, c’est plus facile et moins cher » pour elles, relève Hideaki Yokota, vice-président du MM Research Institute, un think tank japonais spécialisé dans les nouvelles technologies.

Le Japon doit capitaliser sur ces vents favorables, car il est « à un tournant », estime M. Khos-Erdene : la faiblesse chronique de sa productivité du travail et la fonte de sa population active à cause d’un déclin démographique prononcé menacent de le « laisser à la traîne s’il ne tire pas parti de l’IA et d’autres outils numériques ».

Dans une formule à l’emporte-pièce dont il est coutumier, Masayoshi Son, le patron de SoftBank Group, le géant nippon des investissements dans les nouvelles technologies, avait déjà exhorté l’an dernier le Japon à adopter massivement et rapidement l’IA, sous peine de devenir un « poisson rouge ».

Mais le Japon part de loin, surtout s’il ne veut pas seulement être un utilisateur de l’IA, mais aussi innover lui-même dans ce secteur.

« Dans le domaine de l’IA, il n’y a aucune entité japonaise leader » actuellement, reconnaît M. Yokota.

Sur plus de 1200 « licornes » recensées dans le monde en mars – ces start-up dont la valeur de marché dépasse un milliard de dollars – seules sept d’entre elles étaient japonaises, selon un classement de CB Insights. Alors que les États-Unis en comptaient 654, la Chine 169, l’Inde 71 et la France 26.

Et dans le dernier classement mondial de la compétitivité numérique de l’école de management suisse IMD, le Japon pointe à une embarrassante 32e place, loin derrière les États-Unis (1ers) et ses principaux rivaux asiatiques (Singapour est 3e, la Corée du Sud 6e, Taïwan 9e et la Chine continentale 19e).

Du « hardware » au « software »

« L’accent mis de longue date par le Japon sur l’industrie manufacturière lui a valu la réputation d’un fournisseur de produits d’excellence, mais cela a éclipsé le développement de logiciels » et d’applications, rappelle M. Khos-Erdene.

Et la culture d’entreprise nipponne a toujours tendance « à être peu encline à prendre des risques » et à être « hiérarchique, ce qui peut étouffer l’innovation rapide typiquement observée dans l’industrie des logiciels », relève-t-il.

Même si le gouvernement nippon multiplie ses efforts pour attirer des talents étrangers, cette culture d’entreprise obsolète, les barrières linguistiques et la complexité administrative du pays demeurent de sérieux freins à cette ambition.

Le Japon risque également d’être confronté à une fuite de ses propres cerveaux en intensifiant ses liens avec les géants technologiques américains. Ce problème pourrait toutefois être atténué avec une stratégie de « projets communs » pour créer des scénarios « gagnants-gagnants », suggère M. Khos-Erdene.