Sous le titre volontairement alarmiste de « Tous traqués ! », Sébastien Gambs présentera ce jeudi une conférence faisant état de l’érosion constante de notre vie privée. Comment nos renseignements sont-ils utilisés ? Que faire pour se protéger ? La Presse a rencontré le professeur au département d’informatique de l’Université du Québec à Montréal.

Pour beaucoup de gens, le marché avec les grandes plateformes est honnête : je donne mes données en échange de publicité ciblée, ce qui est anodin, pour obtenir des services gratuits. Ont-ils tort ?

La publicité ciblée, comme vous dites, est peut-être la plus anodine des choses qui nous arrivent, mais ces données-là vont souvent être monnayées pour créer des profils qui, potentiellement, sont utilisés, par exemple, pour l’assurance médicaments. On pourra adapter le prix que les personnes vont payer pour leur cotisation. Ça va être utilisé aussi pour enrichir les données de la banque quand elle va faire un prêt.

Ça peut être aussi de l’information ciblée, donc pour les partis politiques par exemple, pour Trump ou pour le Brexit : il y a eu beaucoup de ciblage de personnes en essayant de leur envoyer de l’information personnalisée d’après leur profil, pour essayer de les encourager à voter dans un sens particulier.

Mais il est très difficile en 2024 de naviguer sans autoriser les témoins, beaucoup de sites fonctionnent très mal ou pas du tout. Que faire ?

C’est vrai, et ça va être un des messages de ma conférence. Il y a des choses qu’on doit faire, nous, pour minimiser les risques, mais c’est difficile de mettre tout le poids sur le citoyen. On est tracés de tellement de manières qu’il y a des changements qui doivent venir des entreprises elles-mêmes, et donc sûrement des changements de loi.

Au Québec, on a eu la chance d’avoir une mise à jour de la loi sur la protection de la vie privée en 2022, qui commence à rentrer par étapes. Je pense qu’on ne voit pas forcément encore l’effet, mais on le verra petit à petit.

Sébastien Gambs, professeur au département d’informatique de l’Université du Québec à Montréal

On est passé dans des cadres où la Commission d’accès à l’information peut remettre des amendes qui sont de l’ordre de 2 ou 3 % du chiffre d’affaires.

Il y a aussi la considération de la vie privée dès la conception, ce qu’on appelle privacy by design. C’est quand même un changement important de mentalité.

Vous faites souvent le lien entre vie privée et droits fondamentaux. Malmener la première, c’est vraiment toucher aux seconds ?

Le droit à la vie privée est important, pas seulement pour tous les risques que j’ai mentionnés avant, mais aussi parce que c’est une condition nécessaire à plein d’autres droits de la personne. Si on est surveillé en permanence, par exemple, on va limiter son droit à la liberté d’expression. Si je suis dans un pays où chaque chose que je peux dire ou faire, où chaque action collecte des données pour éventuellement être retournée contre moi, clairement, inconsciemment, je vais me censurer.

Un outil de contrôle, même dans un pays comme le Canada ?

Les gens ont l’impression qu’ils n’ont rien à cacher. Mais si on prend l’exemple aux États-Unis, où le droit à l’avortement a été remis en cause dans certains États très récemment alors qu’on pensait que c’était un droit acquis, la police a demandé accès aux entreprises qui gèrent des applis de suivi de règles à des données pour savoir si la personne était sortie illégalement de l’État pour aller se faire avorter.

On est au Canada, dans un pays démocratique pour l’instant, mais qui peut prédire ce que ce sera dans 10 ou 20 ans ? Personne n’aurait prédit que Trump arriverait au pouvoir.

Vous évoquez la possibilité de tirer profit des avantages des données massives, sans pour autant renoncer à la protection de la vie privée. Comment est-ce possible ?

Je travaille beaucoup sur l’anonymisation de données. Par exemple, ce qu’on voudrait en mobilité, c’est avoir une idée des grands mouvements de déplacement de personnes le matin pour être capable, par exemple, de mettre en place des trajets de bus qui correspondent à la demande, mais pas de trace du trajet de Sébastien Gambs, en particulier. Si on prend l’exemple aussi de l’électricité dans les logements, là, Hydro-Québec veut être capable de prédire en gros comment les gens vont adapter, dans une zone ou dans un quartier, leur consommation électrique par rapport aux conditions climatiques.

Les gens sont-ils plus sensibilisés à la protection de la vie privée ?

Je pense que les gens sont plus conscients, mais il y a des effets de vague, par exemple les révélations d’Edward Snowden ou la fuite de données chez Desjardins qui font que les gens se réveillent d’un coup. Je suis plutôt optimiste sur le fait que les nouvelles lois vont améliorer les choses, mais elles ne vont pas résoudre tous les problèmes. Il ne faut pas oublier que l’internet et les technologies qui collectent des données, ça reste des constructions humaines. Ce ne sont pas les lois de la physique qui nous disent qu’il faut collecter des données.

Un dernier argument : même si notre vie privée à nous est extrêmement tracée, peut-être qu’on a envie, un peu comme pour l’environnement, que la situation soit différente pour nos enfants.

Pour des considérations de concision et de lisibilité, cette entrevue a été remaniée.

Pour plus d’information sur la conférence de Sébastien Gambs