Il y a près de 10 ans, Alex Pearlman a fait une croix sur son rêve d’avoir une carrière d’humoriste, délaissant la scène pour un bureau afin de dénicher un emploi au service à la clientèle.

Il a ensuite commencé à publier des blagues et des commentaires aléatoires sur la culture pop et la politique sur TikTok. Un peu plus de 2,5 millions d’abonnés plus tard, il a quitté son emploi « de neuf à cinq » et a récemment planifié sa première tournée nationale aux États-Unis.

M. Pearlman fait partie des nombreux créateurs de contenu américains qui sont choqués par le projet de loi qui a été adopté plus tôt cette semaine par la Chambre des représentants des États-Unis qui pourrait mener, s’il est adopté par le Sénat et ratifié par le président Joe Biden, à une interdiction nationale de TikTok.

L’enjeu au cœur de ce projet de loi est le lien entre la société mère de TikTok, ByteDance, et le gouvernement chinois. Les législateurs américains craignent que le gouvernement chinois, en vertu de certaines lois, puisse mettre la main sur les données des utilisateurs américains qui ont un compte TikTok.

En revanche, les créateurs de contenu soutiennent qu’interdire la populaire application de partage de courtes vidéos nuirait à d’innombrables personnes et entreprises qui dépendent de TikTok pour aller chercher une partie importante de leur revenu.

M. Pearlman, qui vit en banlieue de Philadelphie, affirme que TikTok a changé sa vie, lui permettant de vivre son rêve, de subvenir aux besoins de sa famille et de passer les trois premiers mois de la vie de son nouveau-né à la maison. Son emploi au service à la clientèle ne lui offrait qu’un congé de paternité de trois semaines, dont seulement deux semaines étaient payées.

« Je ne tiens rien pour acquis sur cette plateforme, souligne M. Pearlman. TikTok a été le moteur des réseaux sociaux américains ces quatre dernières années. Quelque chose va prendre sa place si TikTok disparaît demain. Est-ce que ce sera mieux ou pire ? Le Congrès ne peut pas le savoir. »

Croissance rapide

Lancé en 2016, TikTok a vite gagné en popularité, connaissant une croissance plus rapide qu’Instagram, YouTube ou Facebook.

Les législateurs américains, les forces de l’ordre et des responsables du renseignement s’inquiètent toutefois de la sécurité des données des utilisateurs, de la possibilité de voir du contenu défavorable au gouvernement chinois être retiré de la plateforme, ainsi que de la possibilité que la plateforme puisse mousser la propagande pro-Pékin.

TikTok nie toutes ces allégations et, à ce jour, le gouvernement américain n’a fourni aucune preuve démontrant que le réseau social partageait les données de ses utilisateurs américains avec les autorités chinoises.

L’adoption par la Chambre des représentants du projet de loi menaçant la présence de TikTok aux États-Unis survient dans un contexte où la pandémie a entraîné une croissance énorme du marketing numérique.

Jensen Savannah, une jeune femme de 29 ans de Charlotte, a commencé à créer des vidéos sur TikTok pour documenter ses voyages en Caroline du Nord et en Caroline du Sud pendant la pandémie. Désormais influenceuse à temps plein, elle a triplé ses revenus depuis qu’elle a quitté son emploi dans la vente de services de télécommunication.

« Les créateurs de contenu doivent presque être considérés comme la nouvelle presse écrite ou la nouvelle forme de publicité à la radio et à la télévision, à son avis. Un investissement avec un influenceur va rapporter beaucoup plus qu’une publicité traditionnelle. »

Pour tout le monde

Certains créateurs de contenu décrivent TikTok comme une sorte d’égaliseur numérique, offrant une plateforme aux personnes issues de la diversité qui souhaitent bâtir leur audience.

« J’ai toujours eu Twitter, j’ai eu Facebook, j’ai eu Instagram. Mais TikTok a été le premier réseau social où, si vous voulez trouver quelqu’un qui vous ressemble et vous représente de quelque manière que ce soit, vous pouvez le trouver », mentionne Joshua Dairen, un créateur de contenu de l’Alabama.

M. Dairen réalise des vidéos sur les histoires de fantômes, les légendes urbaines et l’histoire de son État. Il pense qu’interdire TikTok créerait « un dangereux précédent quant au pouvoir que nos plus hauts niveaux de gouvernement peuvent exercer ».

D’autres créateurs de contenu ajoutent que l’application constitue à la fois un filet de sécurité financière et sociale.

Chris Bautista, propriétaire d’un camion de cuisine de rue à Los Angeles qui dessert des plateaux de télévision et de cinéma, a commencé à utiliser TikTok pendant la pandémie pour entrer en contact avec des membres de la communauté LGBTQ+ et montrer son soutien aux personnes qui pourraient traverser des moments difficiles.

M. Bautista, qui est aujourd’hui âgé de 37 ans, a grandi dans une communauté chrétienne conservatrice en banlieue de Los Angeles et n’a révélé son orientation sexuelle qu’à la fin de la vingtaine.

À l’adolescence, il a eu des problèmes de santé mentale et a songé à s’enlever la vie. En se lançant sur TikTok, il voulait créer une ressource qu’il aurait pu utiliser lorsqu’il était adolescent.

« Je trouve que les recoins de TikTok dans lesquels je me trouve sont extrêmement importants et profonds », dit-il, ajoutant qu’il serait « déchirant » de voir l’application être interdite.

M. Bautista n’a pas commencé à publier sur TikTok dans le but d’en faire son emploi à temps plein, mais l’argent qu’il a reçu grâce à ses publications est arrivé au bon moment : sans les revenus supplémentaires qu’il a gagnés grâce à TikTok pendant la pandémie et les grèves qui ont duré un an à Hollywood, son entreprise aurait fermé ses portes.

Pas le réel enjeu

Presque depuis sa création, des inquiétudes ont été soulevées quant au caractère addictif de TikTok, en particulier pour les jeunes.

Marcus Bridgewater, un ancien professeur et administrateur d’une école privée qui possède sa propre entreprise et publie des vidéos de jardinage sur TikTok, souhaite que le Congrès se concentre sur ces questions, et non sur la question de savoir si l’application peut être contrôlée par la Chine.

« Les réseaux sociaux sont un outil puissant, rappelle-t-il. Et les outils puissants sont capables de nous aider à transcender, mais dans leur transcendance, ils sont également capables de nous séparer complètement de ceux que nous aimons.

« Ce qui me dérange, c’est que j’ai l’impression que pour beaucoup d’Américains, TikTok et les réseaux sociaux en général sont devenus un bureau des plaintes pour expliquer tous nos problèmes. Mais dans un cas comme celui-là, la solution n’est pas juste de fermer le bureau des plaintes. »