En 2013, des chercheurs de l’Université d’Oxford ont publié des chiffres surprenants sur l’avenir du travail : ils estimaient que 47 % des emplois américains étaient « menacés » d’automatisation « dans un nombre d’années non précisé, peut-être une ou deux décennies ».

Dix ans plus tard, le taux de chômage dans le pays a atteint un niveau historiquement bas. Le tsunami de titres sinistres de l’époque – comme « Les riches et leurs robots sont sur le point de faire disparaître la moitié des emplois dans le monde » – semble tout à fait erroné.

Mais les auteurs de l’étude affirment qu’ils n’avaient pas l’intention de suggérer que l’apocalypse était proche. Ils essayaient plutôt de décrire ce dont la technologie était capable.

Il s’agissait de la première tentative de ce qui est devenu une expérience de pensée à long terme, avec des groupes de réflexion, des groupes de recherche d’entreprises et des économistes qui publient article après article pour déterminer dans quelle mesure le travail est « affecté par » ou « exposé à » la technologie.

En d’autres termes : si le coût des outils n’entrait pas en ligne de compte et que le seul objectif était d’automatiser autant que possible le travail humain, quelle quantité de travail la technologie pourrait-elle prendre en charge ?

À l’époque où les chercheurs d’Oxford, Carl Benedikt Frey et Michael A. Osborne, menaient leur étude, IBM Watson, un système de réponse aux questions alimenté par l’intelligence artificielle (IA), venait de choquer le monde en remportant le jeu Jeopardy ! Des versions d’essai de véhicules autonomes circulaient pour la première fois sur les routes. Aujourd’hui, une nouvelle vague d’études suit l’essor des outils qui utilisent l’IA générative.

En mars, Goldman Sachs a estimé que la technologie sous-jacente aux outils d’IA populaires comme DALL-E et ChatGPT pourrait automatiser l’équivalent de 300 millions d’emplois à temps plein. Des chercheurs d’Open AI, le concepteur de ces outils, et de l’Université de Pennsylvanie ont constaté que 80 % de la main-d’œuvre américaine pourrait voir un effet sur au moins 10 % de ses tâches.

« L’incertitude est énorme », a indiqué David Autor, professeur d’économie au Massachusetts Institute of Technology (MIT), qui étudie les changements technologiques et le marché du travail depuis plus de 20 ans. « Et les gens veulent apporter ces réponses. »

Qu’est-ce que ça signifie ?

Mais que signifie exactement l’affirmation selon laquelle, par exemple, l’équivalent de 300 millions d’emplois à temps plein pourraient être affectés par l’IA ?

Cela dépend, selon M. Autor : « Affecté peut signifier amélioré, aggravé, disparu, doublé. »

Le fait que la technologie tende à automatiser des tâches, et non des professions entières, est un facteur de complication. En 2016, par exemple, le pionnier de l’IA Geoffrey Hinton a étudié une nouvelle technologie d’« apprentissage profond » capable de lire des images médicales. Il a conclu que « si vous travaillez comme radiologue, vous êtes comme le coyote qui a déjà franchi le bord de la falaise, mais qui n’a pas encore regardé en bas ».

Il prévoyait cinq ans, voire dix ans, avant que les algorithmes ne fassent « mieux » que les humains. Ce qu’il a probablement oublié, c’est que la lecture des images n’est qu’une des nombreuses tâches (30, selon le gouvernement américain) des radiologues. Ils s’occupent également de « s’entretenir avec des professionnels de la santé » et de « donner des conseils ». Aujourd’hui, certains professionnels du secteur s’inquiètent d’une pénurie imminente de radiologues. Et M. Hinton est depuis devenu un critique public virulent de cette même technologie qu’il a contribué à créer.

Frey et Osborne ont calculé leur chiffre de 47 % en partie en demandant à des experts en technologie d’évaluer la possibilité d’automatiser des professions entières comme « télévendeur » ou « comptable ». Trois ans après la publication de leur article, un groupe de chercheurs du Centre ZEW pour la recherche économique européenne, établi à Mannheim, en Allemagne, a publié une étude similaire qui évaluait des tâches comme « expliquer des produits ou des services » et a constaté que seulement 9 % des professions dans 21 pays pouvaient être automatisées.

« Les gens aiment les chiffres », a affirmé Melanie Arntz, autrice principale de l’étude du ZEW.

Les gens pensent toujours que le chiffre doit être solide d’une manière ou d’une autre, parce que c’est un chiffre. Mais les chiffres peuvent vraiment être très trompeurs.

Melanie Arntz

Dans certains scénarios, l’IA a essentiellement créé un outil, et non un remplacement complet de l’emploi. Vous êtes maintenant un terrassier qui peut utiliser une excavatrice au lieu d’une pelle. Ou une infirmière praticienne ayant accès à de meilleures informations pour diagnostiquer un patient. Il est possible que vous deviez facturer plus cher l’heure, car vous obtiendrez beaucoup plus de résultats.

Dans d’autres cas, la technologie remplace votre travail au lieu de le compléter. Ou encore, elle transforme votre travail qui exige des compétences particulières en un travail qui n’en exige pas. Il est peu probable que cela se passe bien pour vous.

Une sonnette d’alarme

Même si un emploi devient complètement automatisé, le sort des travailleurs déplacés dépendra de la manière dont les entreprises décideront d’utiliser la technologie pour de nouveaux types de travail, en particulier ceux que nous ne pouvons pas encore imaginer, a expliqué Daron Acemoglu, professeur au MIT et auteur de Power and Progress : Our Thousand-Year Struggle Over Technology and Prosperity. Ces choix porteront notamment sur l’automatisation complète du travail ou sur l’utilisation de la technologie pour accroître l’expertise humaine.

Il a déclaré que les chiffres apparemment effrayants prédisant le nombre d’emplois que l’IA pourrait supprimer, même si l’on ne sait pas exactement comment, étaient une « sonnette d’alarme ».

Il pense que les gens pourraient « prendre une meilleure direction », mais il n’est pas optimiste. Il ne pense pas que nous soyons sur une voie « pro-humaine ».

Toutes les estimations concernant la quantité de travail que l’IA pourrait prendre en charge dépendent fortement des humains : les chercheurs qui font des hypothèses sur ce que la technologie peut faire. Frey et Osborne ont invité des experts à un atelier pour évaluer la probabilité d’automatisation des professions. Les études plus récentes s’appuient sur des informations telles qu’une base de données recensant les capacités de l’IA, créée par l’Electronic Frontier Foundation, un groupe à but non lucratif de défense des droits numériques. Elles s’appuient également sur des travailleurs utilisant des plateformes telles que CrowdFlower, où les gens accomplissent de petites tâches en échange d’argent. Les travailleurs évaluent les tâches en fonction de facteurs qui les prédisposent à l’automatisation. Par exemple, si la tolérance à l’erreur est élevée, il s’agit d’un meilleur candidat à l’automatisation pour une technologie comme ChatGPT.

Les chiffres exacts ne sont pas la question, affirment de nombreux chercheurs impliqués dans ce type d’analyse.

« Je décrirais notre méthodologie comme étant presque certainement erronée, mais, espérons-le, pointant dans la bonne direction », a déclaré Michael Chui, expert en IA chez McKinsey qui a été l’un des auteurs d’un livre blanc de 2017 suggérant qu’environ la moitié du travail et 5 % des professions pourraient être automatisés.

Ce que les données décrivent est, à certains égards, plus banal qu’on ne le pense souvent : de grands changements sont à venir, et il vaut la peine d’y prêter attention.

Cet article a été publié à l’origine dans The New York Times.

Lisez l’article original (en anglais ; abonnement requis)