Il existe aux États-Unis un vieux dicton sur l’industrie des médias : si vous voulez faire une petite fortune, commencez par une grande.

Durant les années 2010, alors que la viabilité des médias se lézardait, des milliardaires ont repris au rabais de grands médias américains. Jeff Bezos, fondateur d’Amazon, a acheté le Washington Post en 2013 pour 250 millions. En 2018, Patrick Soon-Shiong, milliardaire de la techno et de la biotech, a payé 500 millions pour le Los Angeles Times. Marc Benioff, fondateur du géant logiciel Salesforce, a acheté le magazine Time avec sa femme Lynne pour 190 millions en 2018.

Les trois rédactions ont accueilli leurs nouveaux propriétaires avec un optimisme prudent, espérant que leur sens des affaires et leur savoir-faire technologique les aideraient à résoudre une énigme qui mystifie les médias : comment faire de l’argent sur l’internet.

Mais les milliardaires ont les mêmes difficultés que tout le monde, semble-t-il, malgré leurs investissements considérables et des efforts soutenus pour trouver de nouveaux revenus. Le magazine Time, le Washington Post et le L.A. Times ont tous perdu des millions en 2023, selon des personnes au courant de leurs finances.

PHOTO HUNTER KERHART, THE NEW YORK TIMES

C’est au Los Angeles Times que les déficits des grands médias viennent de frapper. Après avoir aboli 74 postes en 2023, la rédaction du journal a annoncé jeudi au moins 115 autres mises à pied.

« Être riche ne protège pas des graves problèmes qui assaillent les médias et être milliardaire, en fin de compte, n’est pas un gage qu’on saura résoudre ces problèmes », observe Ann Marie Lipinski, conservatrice de la Fondation Nieman pour le journalisme à l’Université Harvard. « Ces propriétaires ont suscité beaucoup d’espoirs naïfs, souvent chez les employés. »

« Ça va être gros »

C’est au Los Angeles Times que les déficits des grands médias viennent de frapper. Après avoir aboli 74 postes en juin 2023, la direction du journal a annoncé mardi au moins 115 autres mises à pied en réaction à une perte chiffrée entre 30 et 40 millions de dollars en 2023.

Le jeudi précédent, le syndicat du journal avait tenu une réunion d’urgence pour discuter de la nouvelle et « importante » vague de licenciements. « Ça va être gros », prévenait le courriel envoyé aux membres. Les journalistes ont accueilli la nouvelle en débrayant pour 24 heures mardi dernier.

Kevin Merida, rédacteur en chef très respecté, avait annoncé sa démission le 9 janvier, une décision résultant de tensions avec M. Soon-Shiong sur les priorités éditoriales et commerciales, selon deux personnes au fait du différend.

PHOTO JENNA SCHOENEFELD, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Patrick Soon-Shiong, propriétaire du Los Angeles Times, photographié en 2018

Durant la réunion, un délégué syndical a indiqué qu’après les coupes envisagées, le L.A. Times serait aussi petit qu’en 2018, quand M. Soon-Shiong l’a acheté, effaçant toutes les embauches subséquentes à la rédaction.

Une porte-parole de M. Soon-Shiong a refusé de parler des finances du L.A. Times, mais a indiqué qu’il demeurait « un écart important entre les revenus et les dépenses », même après les mises à pied et les autres coupes budgétaires de 2023.

Elle a ajouté que M. Soon-Shiong avait investi « des dizaines de millions » chaque année depuis l’acquisition du journal.

Il s’est engagé « à continuer à investir », a ajouté la porte-parole, Jen Hodson. « Mais compter sur un propriétaire bienveillant […] année après année n’est pas viable à long terme. »

Perte de 100 millions au Washington Post

Jeff Bezos n’a pas fait beaucoup mieux au Washington Post. Comme de nombreux médias, le Post a perdu l’élan gagné lors des élections américaines de 2020. La baisse des abonnements et des recettes publicitaires a entraîné des pertes d’environ 100 millions en 2023. À la fin de l’année, le journal avait supprimé 240 de ses 2500 emplois par l’entremise d’indemnités de départ, y compris des journalistes reconnus.

Patty Stonesifer, nommée PDG par intérim en 2023, a qualifié les départs de « difficiles », mais nécessaires pour « investir dans nos priorités de croissance ». Début janvier, des employés du Post ont écrit à la rédactrice en chef Sally Buzbee et au nouveau PDG Will Lewis pour signaler leur inquiétude quant au manque de moyens de recherche pour leurs articles à la suite des départs.

Le magazine Time navigue lui aussi en eaux troubles, ayant perdu environ 20 millions en 2023, selon deux personnes au fait de ses finances. Le Time envisage de réduire ses coûts cet hiver afin de compenser une partie des pertes, a déclaré l’une des personnes.

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Marc Benioff, fondateur du géant logiciel Salesforce et propriétaire du magazine Time, est comme les autres milliardaires ayant acheté des médias, dit l’analyste et entrepreneur Ken Doctor : « Les ultrariches ont beaucoup de mal à perdre de l’argent année après année, même s’ils en ont les moyens ».

Un porte-parole du Time a refusé de discuter du bilan de l’entreprise en 2023, citant une note aux employés par la PDG Jessica Sibley, qui annonce une augmentation du lectorat et des revenus publicitaires. Dans un communiqué, le propriétaire Marc Benioff a déclaré que Mme Sibley procédait à « de nombreux changements passionnants fondés sur une vision incroyable ».

Le Boston Globe fait de l’argent

Il y a des éclaircies dans le sombre tableau des médias traditionnels détenus par des milliardaires : le Boston Globe est rentable depuis des années, selon une personne connaissant bien les finances du journal. Selon cette personne, les profits ont été réinvestis dans le Globe, payé 70 millions en 2013 par John W. Henry, propriétaire des Red Sox de Boston.

The Atlantic, que la veuve de Steve Jobs, Laurene Powell Jobs, a acheté en 2017, vise la rentabilité et le million d’abonnés numériques et imprimés. Le magazine dit avoir dépassé les 925 000 abonnés l’été dernier, sans toutefois être encore rentable.

Les difficultés de ces médias vont en s’aggravant. Leur fréquentation web diminue depuis que leur contenu est moins référencé par les moteurs de recherche comme Google. En outre, de nouvelles applications utilisant l’intelligence artificielle risquent d’éroder encore leur lectorat.

« Ces organes d’information d’importance vitale peinent encore dans leur transition de l’imprimé au numérique – avec d’importants coûts hérités du passé – alors qu’ils construisent une brique à la fois un avenir essentiellement numérique », dit Ken Doctor, analyste des médias et entrepreneur.

Selon Ken Doctor, les milliardaires des médias montrent « des signes de fatigue de plus en plus marqués » face à des défis comme « l’anxiété et l’évitement de l’information et la concurrence féroce pour la publicité ».

« Les ultrariches ont beaucoup de mal à perdre de l’argent année après année, même s’ils en ont les moyens », a déclaré M. Doctor.

Cet article a été publié dans le New York Times.

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