Bernard Lemaire, l’entrepreneur visionnaire qui a fait fortune avec ses frères Laurent et Alain en misant sur le recyclage et la récupération, est décédé à l’âge de 87 ans. Il aura réussi à élever Cascades parmi les grandes entreprises mondiales de l’économie verte.

La direction de l'entreprise dit avoir appris la nouvelle mercredi. La cause de son décès n’a pas été communiquée.

L’équipe de Cascades est en deuil d’un entrepreneur aux accomplissements exceptionnels, a déclaré le président et chef de la direction de Cascades, Mario Plourde, lors d’une conférence téléphonique visant à discuter des résultats trimestriels de l’entreprise. « Même si Bernard avait pris sa retraite il y a plusieurs années, il reste le cœur et l’âme de l’entreprise et il n’a jamais cessé de nous inspirer. »

On perd aujourd’hui un de nos grands entrepreneurs, un visionnaire et cofondateur de Cascades. Bernard Lemaire a été un des symboles de l’émergence du Québec à l’international dans le monde des affaires. Mes pensées vont à sa famille et ses proches.

François Legault, premier ministre du Québec

À une époque où le Québec commençait à peine à se tourner vers des pratiques environnementales durables, un fringant jeune homme du nom de Bernard Lemaire voyait déjà la vie en vert.

C’était en 1964. Une nouvelle génération d’entrepreneurs québécois émergeait, lentement mais sûrement, avec des idées novatrices. C’est ce contexte bouillonnant que le fougueux Bernard Lemaire a eu l’idée, avec son frère Laurent, de redonner vie à un moulin désaffecté de la Dominion Paper Co., à Kingsey Falls.

C’est là que tout a débuté. Une nouvelle entreprise, Cascades, allait s’imposer dans un créneau jusque-là méconnu : la fabrication, à grande échelle, de papier à base de fibres recyclées.

Grande et triste perte pour le monde des affaires du Québec. Bernard Lemaire fut un visionnaire, un pionnier et une source d’inspiration pour des milliers d’entrepreneurs québécois. Mes pensées vont à sa famille et à ses proches en cette période difficile.

Le ministre de l’Innovation, des Sciences et de l’Industrie du Canada, François-Philippe Champagne sur X

Il avait de qui tenir. Son père Antonio avait ouvert le chemin. Pour lui, la vie se résumait en une seule phrase toute simple, mais combien significative. Il disait : « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. » Il faisait déjà la promotion du développement durable au sein de son entreprise de récupération de rebuts ménagers et industriels, la Drummond Pulp & Fibre.

Un millionnaire modeste

Ceux qui ont travaillé aux côtés de Bernard Lemaire sont unanimes sur un des aspects de sa riche personnalité : Cascades, c’était sa vie, et le recyclage, son carburant.

« C’était en quelque sorte un hyperactif, résume Laurent Verreault, président fondateur du Groupe Laperrière & Verreault. Avec lui, il fallait que ça bouge. Son cerveau était toujours en ébullition. »

« C’était aussi un entrepreneur qui se passionnait pour une foule de choses, ajoute celui qui a siégé au conseil d’administration de Cascades pendant 11 ans, jusqu’en mai 2012. Il nous impressionnait constamment. Il voyait souvent des choses qu’on ne percevait pas. Il était en avant de son temps. »

Son fils Patrick, président et chef de la direction de Boralex de 2006 à 2020, filiale de Cascades, a déjà raconté que Bernard, tout comme ses frères Laurent et Alain, s’intéressait presque davantage à la qualité de fabrication des boîtes de carton qu’aux cadeaux sous le sapin de Noël.

Il ne fait pas de doute, dans son esprit, que les principales qualités qui ont bien servi son père en affaires furent « son flair et sa capacité à déléguer ».

« Du flair, autant pour faire des transactions que pour s’entourer des bonnes personnes, résumera Patrick. Et quand Bernard fait confiance à quelqu’un, il lui donne beaucoup d’autonomie, ce qui permet aux gens de s’épanouir autour de lui. »

Bernard Lemaire a dirigé Cascades pendant près de trois décennies avant de passer le relais à Laurent, puis à Alain.

La rapide ascension de Cascades a permis, à lui et à ses frères Laurent et Alain, d’accéder au club des millionnaires. À 32 ans, Bernard valait déjà un million. Mais il s’est toujours gardé, tout comme ses frères, de projeter l’image d’un PDG au-dessus de ses affaires.

Il n’était pas non plus du genre à s’enfermer dans son bureau. Il participait aux tournois de hockey dans son village, il allait boire une bière avec les employés à la brasserie, il partait à la chasse avec un groupe d’employés.

« À la chasse, tout le monde est égal », se plaisait-il à répéter.

Le partage des profits

Il a toujours véhiculé le même message : sans la collaboration des employés, les « cascadeurs », comme on les surnommait à l’origine chez Cascades, l’entreprise de Kingsey Falls n’aurait pas été en mesure de progresser au rythme projeté. C’est ce qui l’avait incité à prendre la décision, avec ses frères, de redistribuer une partie des bénéfices à tous les employés. C’était vers la fin des années 80.

En 2014, Cascades célébrait ses 50 ans. Un demi-siècle au cours duquel Bernard Lemaire, accompagné de ses frères, a permis à l’entreprise verte de se démarquer avec ses pratiques responsables en matière d’environnement, ce qui avait valu à Cascades d’être sacrée l’organisation la plus responsable aux yeux des Québécois, selon le baromètre de la consommation responsable.

Aujourd’hui, Cascades fabrique, transforme et commercialise des produits d’emballage et de papiers composés principalement de fibres recyclées, avec 11 000 employés, dans 90 unités d’exploitation en Amérique du Nord et en Europe.

Avec la collaboration de Rollande Parent, de La Presse Canadienne et de Mélanie Marquis et Tommy Chouinard, La Presse

Quelques-unes de ses citations 

Lorsqu’on a commencé, à peu près toutes les entreprises étaient anglophones. On nous disait que les Québécois n’étaient pas capables de réussir. Même Desjardins ne faisait que des prêts personnels et des hypothèques. Mon but était de démontrer que nous pouvions réussir, que nous ne sommes pas nés pour un petit pain.

La Tribune, 3 juin 2014

Bernard Lemaire a toujours affiché ses couleurs d’entrepreneur nationaliste, fier de la réussite des Québécois en affaires, fier aussi des pas de géants de Cascades.

Je suis né entrepreneur. J’ai toujours voulu être entrepreneur. J’ai commencé à passer les journaux à 10 ans. Par la suite, quand j’ai commencé mon cours d’ingénieur civil, ce n’était pas pour devenir ingénieur : je voulais devenir entrepreneur en construction, construire des routes, des ponts, etc. Dans la famille, j’étais celui qui voulait pousser. Ce que j’aime, ce sont les projets, voir comment nous pouvons nous développer, quels créneaux nous devons privilégier.

Les Affaires, novembre 2010

Il avait le sens de l’entrepreneuriat et il considérait cela comme « un héritage ».

Nous avons gagné notre place à force de travail. Si nous ne devenons pas productifs, nous ne pourrons pas faire vivre de grandes entreprises. Nous allons vivre de ceux qui nous exploitent. La richesse, ça se mesure en efficacité et en compétitivité. J’ai visité les pays de l’Est pour l’achat d’usines ; ils souffrent d’un manque d’efficacité terrible à force d’avoir voulu trop protéger des emplois, en ne suivant pas les lois du marché. Il faut le voir pour le croire. Ils ont du bon équipement, mais quatre fois trop d’employés. Leur système s’écroule, c’est un fiasco total. Ça nous guette : si nous ne devenons pas plus concurrentiels, ça nous arrivera.

L’actualité, 1er mars 1992

Bernard Lemaire venait de dire aux employés de l’usine de Jonquière qu’ils craignaient que les Québécois ne redeviennent des porteurs d’eau.

Nous avons franchi les étapes les unes après les autres. Mon père était un rêveur invétéré, un optimiste ; pour lui, il n’y avait rien d’impossible. Ma mère était une femme très rationnelle, qui savait prendre en considération l’argent et les dépenses ; avec elle, il fallait y aller marche par marche. Nous [lui et ses frères Laurent et Alain] avons hérité des deux.

Le Devoir, 13 mars 1994.

L’entrepreneur disait avoir « la fierté d’avoir créé une compagnie et d’être resté le même homme, d’avoir été capable de former des équipes ».

« Un maudit bon Québécois ! »

« Avec Bernard Lemaire, il n’y avait jamais deux poids, deux mesures. Quand il te disait qu’il signait un contrat, il le signait. Et il payait. Il ne cherchait pas à aller chercher la dernière cenne à son avantage. »

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

Laurent Verreault en 2014

Laurent Verreault a été un ami de Bernard Lemaire et un partenaire en affaires de l’entrepreneur québécois. Son entreprise a été associée de près au développement de Cascades.

« Il ne fait pas de doute, dans mon esprit, que cet homme-là était un visionnaire et un maudit bon Québécois ! », résume le président fondateur du Groupe Laperrière & Verreault.

« Il a été un des premiers à se préoccuper d’environnement, ajoute-t-il, à une époque où cette notion était encore peu considérée. Il pouvait lire les tendances du marché et il se mettait rapidement au travail pour construire des usines vertes. Il savait déjà l’importance de ne pas polluer nos cours d’eau. »

Une relation durable

Laurent Verreault aime rappeler que sa relation avec Bernard Lemaire a été à l’image du personnage : durable et basée sur la franchise mutuelle.

« On s’est toujours respectés, dit-il. On connaissait nos limites. »

C’est au début des années 70 qu’il a fait la connaissance du fondateur de Cascades. « Il cherchait quelqu’un pour la conception des contrôles à son usine de cartons-caisses à Cabano. Il m’a dit : “Si tu veux démarrer ton entreprise, je te donne le contrat.” J’ai dit oui et ç'a été le coup de pied aux fesses qui m’a permis de lancer mon entreprise.

Plus tard, Bernard Lemaire lui a téléphoné, cette fois pour une « usine de papier de toilette ».

« Il m’a demandé combien ça allait coûter, dit-il. J’ai dit 5,5 millions. Il m’a répondu : OK, on va t’envoyer un chèque de 2 millions pour débuter. Ça te convient ? »

« Il n’était pas plus compliqué que ça, Bernard Lemaire, ajoute-t-il. Mais il s’attendait en retour à ce que les choses marchent rondement. Il me répétait : fais-moi une bonne job ! »

Une force de caractère

Chose certaine, Laurent Verreault a été impressionné par la combativité et la force de caractère du fondateur de Cascades. « Il s’intéressait aux énergies vertes, aux éoliennes avec Boralex, au pétrole en Gaspésie, il investissait des sommes colossales dans l’élevage de ses bêtes sur sa ferme. Il se passionnait pour la mécanique. Il voulait tout savoir, il cherchait à tout comprendre. C’était un personnage fascinant. »

Et quand la pluie l’empêchait de jouer au golf, il « tapait du pied » d’impatience dans son condo en Floride, dit en riant Laurent Verreault, qui a été également son partenaire de golf pendant plus de quinze ans. Hiver comme été.

« Au golf, Bernard Lemaire avait l’esprit compétitif, raconte-t-il, mais il jouait surtout pour s’amuser. Il aimait parier une piastre par trou, juste pour rire, au sein de notre quatuor. On s’appelait les quatre mousquetaires. »

Sans nul doute, la bonne humeur de Bernard Lemaire au tertre de départ va manquer aux « mousquetaires » Louis Laperrière, Laurent Verreault et Jean Turmel.

À plein régime

Bernard Lemaire n’a jamais fait les choses à moitié. Ceux qui l’ont connu vous diront qu’il s’engageait toujours à fond de train dans les projets qui lui tenaient à cœur. En plus de sa passion pour les pâtes et papiers, Bernard Lemaire avait un grand besoin de voir loin, et d’évoluer dans de grands espaces.

L’éleveur

Il est devenu producteur agricole, dans l’élevage de vaches Highlands, ces vaches écossaises caractérisées par de longues cornes dressées et dont la viande persillée est bien connue pour ses qualités gustatives.

Il s’est installé à Austin, en 2010. Deux ans plus tard, il possédait 400 têtes. En 2013, il comptait 700 têtes de bétail et il souhaitait atteindre le cap des 2000. En novembre 2015, son troupeau était passé à 1300.

Le chercheur de pétrole

Il carburait aux projets pétroliers québécois. Il se considérait comme un investisseur patient dans la société Junex. Il détenait un intérêt de 30 % dans la propriété Galt, en Gaspésie.

Il a déjà déclaré que la technologie mise de l’avant par la société Junex, consistant à faire des travaux de forage horizontal – une première au Québec – « permet maintenant de faire des choses qu’on ne pouvait pas faire avant ».

L’ouvreur de barrages

Bernard Lemaire croyait au potentiel du vent et de l’énergie hydroélectrique. Il a été un ouvreur de barrages et Boralex a été le fil conducteur.

La filiale de Cascades, dirigée par son fils Patrick Lemaire, a suivi les forts courants économiques, et Bernard Lemaire n’était jamais bien loin pour conseiller son fils.

L’amateur de belles bagnoles

Bernard Lemaire était capable de beaucoup d’humour. Un jour, il s’était permis la blague suivante avec des proches.

« Quand j’ai eu 55 ans, je me suis acheté une Ferrari (rouge). Quand j’ai eu 65 ans, une Bentley. À 75 ans (en 2012), je viens d’acheter une Rolls-Royce. Quand je vais avoir 85 ans, je vais acheter un trois-roues électrique. »