Les taux d’intérêt sont à un sommet des dix dernières années dans l’espoir de faire ralentir l’économie, mais ce ralentissement est encore difficile à percevoir dans les statistiques officielles. Qu’en est-il sur le terrain ? La Presse a demandé à des artisans de divers secteurs quelle était leur perception.

Quincailleries : un retour aux petits projets

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« Lorsque l’économie va bien, on fait de bonnes ventes parce qu’on accompagne les gens sur leurs plus gros projets et quand l’économie va moins bien, ils entretiennent leur maison. Moi, je les accueille en magasin. »

Si les années pandémiques ont été très lucratives, notamment avec la folie pour les semences et les articles de terrasse, Dominique Bélanger, propriétaire de La Quincaillerie C. Bélanger à Montréal, continue de faire de bonnes affaires en ces temps inflationnistes.

Bien établi dans le quartier Rosemont, le magasin de M. Bélanger a renoué, depuis les neuf derniers mois, avec ce que l’on peut qualifier de « train-train quotidien ». Les habitudes de magasinage de 2019 se sont réinstallées. L’achalandage a légèrement diminué. « C’est revenu à la normale. On n’est pas dans les gros projets. »

« Ce sont tous les petits problèmes de la vie qu’on essaie de régler. » Comme peinturer une pièce ou changer un meuble-lavabo, illustre-t-il.

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Dominique Bélanger, propriétaire de 
La Quincaillerie C. Bélanger à Montréal

De façon générale, il observe que bien que la situation économique soit difficile, les consommateurs ne renoncent pas aux travaux d’entretien de leur maison. Un mal nécessaire. « Si vous avez besoin de rénover la chambre de votre enfant devenu adolescent, vous allez le faire quand même. Par contre, vous n’allez pas changer votre cuisine. »

Ce retour aux achats de tous les jours pose toutefois un défi : gérer le surplus de stocks commandés en pandémie.

La majorité des marchands ont commandé trop de marchandise. On a encore à gérer des surplus de stocks qu’on a achetés dans les années antérieures, en pensant que 2022 allait être encore très performante. Vis, pinceaux, peinture, on ne manque pas de marchandise actuellement.

Dominique Bélanger, propriétaire de La Quincaillerie C. Bélanger à Montréal

Comme il dirige un magasin de quartier, M. Bélanger ne représente pas nécessairement la première destination des entrepreneurs en construction, mais davantage des apprentis bricoleurs. Pour les plus gros projets, toutefois, l’entreprise Soumission Rénovation prévoit que les demandes auprès des entrepreneurs pour réaliser de très petits travaux ainsi que pour des projets d’envergure seront moins nombreuses. « En raison des incertitudes économiques, les propriétaires sont plus nombreux à vouloir effectuer plusieurs rénovations courantes eux-mêmes, a déclaré le président, Michel Jodoin, par voie de communiqué. Cette tendance se dessine depuis le 4trimestre de 2022 et devrait perdurer en 2023. »

Et les projets d’envergure pâtiront également. « Souvent, pour les travaux coûteux, les propriétaires recourent au levier du refinancement hypothécaire. Or, avec l’inflation et la montée des taux d’intérêt, plusieurs freinent, reportent ou abandonnent leurs aspirations. »

Transport routier : ça roule toujours dans le camionnage

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Responsable de l’acheminement de la marchandise du point A au point B, l’industrie du camionnage est un bon baromètre de la vigueur économique. C’est encore loin d’être au point mort, mais on lève néanmoins le pied de l’accélérateur.

« Il y a une diminution, sans toutefois atteindre des niveaux de risque, résume Éric Gignac, président de Groupe Guilbault. Nous étions à vive allure dans les dernières années. »

L’industrie est toujours touchée par une pénurie de main-d’œuvre. On ressent « un peu moins » les effets dans un ralentissement, explique M. Gignac, dont l’entreprise compte plus de 1000 employés. Si les voyants ne sont pas au rouge, des choses changent. On y pense un peu plus longtemps avant de se procurer de nouveaux poids lourds. Avec la montée des taux d’intérêt, les paiements mensuels – pour des achats souvent au-delà de 200 000 $ – sont beaucoup plus salés.

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La durée de vie d’un camion [de transport local] chez nous était de huit ou neuf ans. Là, on étire à neuf ou dix ans. On augmente nos frais de réparation, mais ça reste mieux que d’acheter des camions à des taux d’intérêt épouvantables.

Éric Gignac, président de Groupe Guilbault

Sur le terrain, la demande varie d’un secteur à l’autre. Elle est toujours vigoureuse chez des clients qui travaillent, par exemple, dans l’alimentation. Du côté de la quincaillerie, prisée au plus fort de la pandémie, on observe un ralentissement, dit M. Gignac.

Chez L’Express du midi, dont le parc compte 115 tracteurs semi-remorques, « ça s’annonce bien pour les six prochains mois », affirme son président, Pierre Aubin.

« Ça roule encore bien, lance-t-il. On transporte du gypse pour un gros client dans le secteur des matériaux de construction, et ça continue. Même chose pour du bardeau d’asphalte. Ce sont pourtant des produits destinés à la construction. »

Même en cas de ralentissement, les entreprises qui ont joué de prudence ces dernières années devraient être capables d’encaisser le choc, croit le président de Groupe Guilbault.

« Dans les dernières années, on a renouvelé notre flotte sans augmenter notre capacité, ajoute le gestionnaire. Ça nous aide. Ceux qui se sont énervés pour accroître la taille de leur flotte pourraient se ramasser avec des problèmes, mais pour les plus prudents, ça devrait aller. »

Tourisme : les Québécois ont soif de voyages

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Après deux années de vie casanière forcée, l’envie de s’envoler à l’étranger pèse plus lourd que la taille réelle du portefeuille.

« C’est surprenant à cause du contexte économique incertain, de l’inflation et de la récession qui s’ajoutent à ça, mais on est submergés de demandes », affirme en entrevue Justin Bordeleau, président de Voyages Arc-en-ciel.

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Justin Bordeleau, président de Voyages Arc-en-ciel

On bat nos chiffres de 2019, qui était déjà une année record. On ne peut pas s’en plaindre après deux ans de cale sèche.

Justin Bordeleau, président de Voyages Arc-en-ciel

Les conseillers en voyages de l’agence observent que leurs clients ont le goût de voyager, se sentent en sécurité pour le faire et font des achats impulsifs. « Les Québécois avaient hâte de retourner dans leurs sandales, de retrouver leur Sud, parce que c’est quasiment une tradition annuelle, poursuit Justin Bordeleau. Et comme ils n’avaient pas pu le faire depuis deux ans, certains se sont gâtés avec des forfaits un peu plus chers. »

Selon le voyagiste, c’est la privation qui explique l’engouement actuel. « Les Québécois veulent du dépaysement et de l’exotisme. Ils veulent se sentir citoyens du monde et retrouver la liberté qu’ils avaient perdue. »

L’engouement est aussi présent pour les vacances hivernales passées au Québec. « Présentement et l’été dernier, nous n’avons pas du tout senti l’effet de l’inflation dans nos installations et nos activités. Pour l’instant, on n’a pas d’impact du tout par rapport à l’achalandage et aux dépenses qui se font dans nos parcs, nos activités et nos hébergements, soutient Sandra Nadeau, vice-présidente marketing communication pour le Village vacances Valcartier et l’Hôtel de glace. On est de retour à l’achalandage de 2019 et du début de 2020. »

Divertissement et culture : allons manger au cinéma

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« Je n’ai pas encore les chiffres finaux, mais on a eu un fort mois de janvier », constate la directrice générale des cinémas Beaubien, du Musée et du Parc, Roxanne Sayegh, qui, en poste depuis septembre 2022, dit n’être encore que « moyennement à l’aise » avec les statistiques comparatives de ses établissements.

L’affluence de janvier semble confirmer l’heureuse tendance inscrite à l’automne, dont elle observe les chiffres sur le tableau qui apparaît à son écran (d’ordinateur) pendant la conversation.

Et cette embellie n’est pas mesurée par rapport au creux pandémique.

Au cinéma du Parc par exemple, on était à 125 % des revenus prépandémie au courant du mois de novembre. Au cinéma Beaubien, on était à 100 % du revenu moyen prépandémie. Au cinéma du Musée, on était aussi à 125 %. On est très optimistes par rapport à la suite des choses.

Roxanne Sayegh, directrice générale des cinémas Beaubien, du Musée et du Parc

PHOTO CHARLES WILLIAM PELLETIER, COLLABORATION SPÉCIALE

Roxanne Sayegh

Mais elle le reconnaît dans la foulée : le cinéma est peut-être la sortie culturelle la plus populaire et la plus abordable. « Je ne crois pas que ça soit la première qui soit touchée par la récession », dit-elle.

L’inflation a tout de même (modestement) frappé au guichet : le billet du cinéma Beaubien a augmenté de 50 cents en décembre, pour passer à 14,50 $, soit un saut de 3,6 %.

Roxanne Sayegh a ausculté un autre point sensible.

« J’ai questionné le directeur des opérations par rapport aux ventes au comptoir, car il est possible de penser que les gens vont au cinéma, mais achètent moins de boissons et moins de popcorn parce qu’ils veulent réduire les dépenses. »

Cette forme très particulière d’alimentation ne semble pas avoir fait l’objet de compressions budgétaires. « Au contraire, on a des revenus encore plus élevés qu’avant par personne au comptoir. »

Immobilier : plus tranquille qu’avant la pandémie

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L’immobilier est le premier marché touché par la hausse des taux d’intérêt.

« Après avoir connu un sommet aussi fou pendant deux ans, on se retrouve dans un marché qui est plus stable », observe Philippe Lecoq, président de Proprio Direct.

En tant que travailleurs autonomes, les courtiers immobiliers ne se tournent pas les pouces durant cette période qui tourne au ralenti. Ils doivent redoubler d’ardeur pour aller chercher leur commission.

PHOTO FOURNIE PAR PHILIPPE LECOQ

Ça prend plus de temps à vendre qu’il y a deux ans. Le volume de transactions est plus lent qu’avant la pandémie, parce que 2019 était une année record aussi.

Philippe Lecoq, président de Proprio Direct

Du côté des courtiers hypothécaires, « c’est plus tranquille, parce que beaucoup de courtiers hypothécaires sont tributaires de ventes immobilières », affirme le président de l’Association des courtiers hypothécaires du Québec, Sylvain Poirier. Alors que le marché immobilier deviendra bientôt équilibré, le président soutient que le début d’année est même « un peu plus tranquille qu’un marché équilibré ».

Au cours des cinq dernières années, les courtiers hypothécaires avaient l’habitude de faire des préqualifications en janvier et en février, car c’est le moment où les locataires doivent décider s’ils renouvellent ou non leur bail. Or les tâches ont changé.

« On a tous ceux qui doivent renouveler leur hypothèque qui arrive à échéance et ceux touchés par la hausse de taux qui cherchent des stratégies de refinancement avec une nouvelle hypothèque », explique en entrevue Véronique Caron, gestionnaire d’équipe et courtière hypothécaire chez Multi-Prêts Hypothèques.

Le contexte est cependant ardu pour les nouveaux venus, qui n’ont pas de base de données de clients et qui dépendent des courtiers immobiliers, indique Véronique Caron.

Lors de la rédaction du reportage, une jeune courtière hypothécaire a justement sollicité par téléphone notre journaliste pour lui demander si elle avait besoin d’un prêt hypothécaire.

Restauration : l’inflation au menu

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Pierre-Vincent Riverin-Lemieux est restaurateur depuis neuf ans. Depuis tout ce temps, il compose avec les incertitudes du milieu, très volatil. Mais cette volatilité a atteint des sommets ces trois dernières années.

« Après la pandémie, on avait l’impression qu’on aurait un break, malheureusement ça n’a pas été le cas. C’est très difficile depuis 2020. »

L’entrepreneur est copropriétaire de trois établissements fort différents : Place Deschamps, le bistro qui se trouve à l’intérieur de la Place des Arts, le café Le Parva, à la Grande Bibliothèque, et le petit dernier, le bar à vin Théophile né en pleine pandémie, en juillet 2021, à Saint-Bruno-de-Montarville.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

Le chef Robin Filteau-Boucher, du Théophile bar à vin, avec le copropriétaire du restaurant, Pierre-Vincent 
Riverin-Lemieux

Dans le cas de Place Deschamps, l’affluence est directement liée à la programmation de la Place des Arts, bien remplie en ce mois de janvier normalement plus tranquille. La clientèle est là et suit les inévitables hausses de prix.

Les pirouettes demandent plus de haute voltige dans un bar à vin où tous les coûts augmentent, y compris celui du vin ! Les restaurateurs font tous face aux mêmes dilemmes : réduire les portions ou augmenter les coûts ?

La clientèle suit-elle ?

Jusqu’à présent, les gens sont restés, mais certains clients notent, inévitablement, que les sorties au restaurant coûtent cher. Les serveurs ont des petits commentaires, plutôt sympathiques, mais qui traduisent cette réalité : les sorties au restaurant risquent de s’espacer dans les mois à venir, concède Pierre-Vincent, qui reste néanmoins optimiste.

« L’année 2023 va être un beau défi, dit-il. On voit l’augmentation des taux d’intérêt tout le temps. On se demande jusqu’où les clients vont continuer de se payer ce luxe-là. »

Appel à tous

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