Le champion montréalais des médicaments génériques a économisé des millions en impôts, grâce à des filiales à Chypre et à la Barbade qui ont engrangé des revenus sur trois continents.

Les informations sur ses filiales offshore proviennent des documents issus de Cyprus Confidential, une fuite d’informations obtenue notamment par l’équipe de journalistes d’enquête allemands Paper Trail Media. Les données ont ensuite été partagées avec l’International Consortium of Investigative Journalists (ICIJ). La Presse et Radio-Canada ont participé à l’enquête qu’elle a rendue possible avec 67 autres médias dans 55 pays.

3,6 millions de documents

Les données de Cyprus Confidential contiennent 3,6 millions de documents issus de fuites en provenance de six cabinets de services administratifs qui organisent dans l’île les affaires de leurs riches clients. Des données proviennent également d’i-Cyprus, une entreprise de Lettonie qui vend des informations sur des entreprises de Chypre.

Lisez le dossier de l’ICIJ sur Cyprus Confidential (en anglais)

Cyprus Confidential inclut notamment 424 documents mentionnant la filiale de la pharmaceutique dans l’île méditerranéenne, Pharmascience International Limited (PIL), dont certains de ses rapports annuels, qui seraient autrement restés confidentiels.

PHOTO MANUEL ETZELSTOFER, ORF

Cet immeuble correspond à l’adresse que donne Pharmascience pour sa filiale à Chypre, à Nicosie, dans le centre de l’île.

Rien n’indique que la structure corporative qu’exploite Pharmascience ait quoi que ce soit d’illégal. Les documents mis au jour illustrent cependant les pratiques d’optimisation fiscale auxquelles ont recours de nombreuses sociétés transnationales.

À Chypre, PIL peut profiter d’un taux d’imposition des sociétés parmi les plus bas de l’Union européenne, à 12,5 % des profits, la moitié moins qu’au Québec. Mais surtout, les documents montrent que la filiale chypriote de Pharmascience a fait fondre ses profits imposables en payant des millions en redevances de propriété intellectuelle à une autre filiale, à la Barbade. Dans cette petite île des Antilles, les impôts sur les profits des sociétés sont encore plus bas, à 2,5 % à l’époque.

Au moins 17 millions transférés à la Barbade

La fuite Cyprus Confidential contient les informations financières sur PIL pour 2014, 2015, 2019, 2020 et 2021. Durant ces cinq années, 17,2 millions en redevances et « frais d’accord d’approvisionnement » sont passés de la filiale chypriote à Pharmascience (Barbados) Limited (PBL).

Ces transferts en redevances de propriété intellectuelle ont permis au champion québécois des médicaments génériques d’éviter le paiement d’au moins 4,6 millions de dollars en impôts au Canada.

Les sommes que Pharmascience International Limited (PIL) a envoyées à la Barbade ont été imposées à 2,5 %, un taux 10 fois moins élevé qu’au Québec.

« L’objectif de ce genre de planifications fiscales internationales est de faire détenir la propriété intellectuelle du groupe dans un pays où les redevances sont faiblement imposées, de façon à ce que le reste du groupe dans des pays à fiscalité plus élevée réduise son revenu imposable du paiement de redevances », explique Lyne Latulippe, chercheuse principale à la Chaire de recherche en fiscalité et en finances publiques de l’Université de Sherbrooke.

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

Lyne Latulippe, chercheuse principale à la Chaire de recherche en fiscalité et en finances publiques de l’Université de Sherbrooke

En vertu des conventions fiscales que le Canada a signées avec les deux îles, les millions des filiales de Pharmascience peuvent généralement aboutir au pays sans être imposés, ajoute Lyne Latulippe.

Nos calculs, validés par plusieurs fiscalistes, ne concernent que les cinq années pour lesquelles l’information sur les redevances payées à Pharmascience (Barbados) est disponible dans la fuite Cyprus Confidential. Or, Pharmascience a exploité sa filiale 16 ans, de 2005 à 2020.

L’entreprise n’a fourni aucune information sur les économies d’impôts que sa filiale à la Barbade a rendues possibles pour les autres années.

Déménagement

Dans l’année fiscale 2019-2020, Pharmascience (Barbados) Limited (PBL) a déménagé à Chypre, avec PIL, et les deux filiales ont fusionné l’année suivante. D’importantes déductions sur les revenus de propriété intellectuelle sont offertes aux filiales de multinationales dans l’île méditerranéenne. Cyprus Confidential ne contient toutefois aucune information permettant de déterminer si les revenus de PBL ont été imposés à moins de 12,5 %, le taux normal à Chypre, pour ces deux années.

Pharmascience n’a ni confirmé ni infirmé nos chiffres et n’a répondu à aucune de nos questions précises sur son montage fiscal et ses transferts inter-filiales entre l’île méditerranéenne et la Barbade.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Le PDG de Pharmascience, Martin Arès, en poste depuis janvier dernier, assure qu’il ignorait tout des redevances de propriété intellectuelle payées à une filiale de la Barbade.

« En toute sincérité, je vous le jure sur la tête de mes enfants, je ne suis pas au courant de ça », a simplement dit le PDG Martin Arès, arrivé en poste en janvier en remplacement de David Goodman, fils du fondateur Morris Goodman. La Presse l’a rencontré en marge de l’annonce au sujet de l’agrandissement de l’usine de Candiac, le 27 octobre, à moitié financé par les fonds publics.

À Chypre « pour son régime fiscal »

Les données de Cyprus Confidential sur Pharmascience proviennent d’une fuite chez Cypcodirect, le cabinet de services administratifs chargé de sa filiale dans l’île. Dans une lettre au gouvernement de l’État chypriote en 2011, ses responsables mentionnaient les raisons qui ont poussé son client à s’y installer.

« Dans le cadre de sa stratégie internationale, PIL a choisi Chypre pour sa bonne infrastructure, son personnel qualifié et son régime fiscal », mentionne la missive. Elle visait à obtenir des politiques favorables à Pharmascience sur le commerce des médicaments dans l’île.

Le texte soulignait les 4 millions de dollars américains en taxes payés à Chypre depuis 1994.

Cette année-là, Pharmascience créait sa filiale dans l’île, mais aussi son « bureau d’affaires pour l’Europe de l’Est » en Ukraine, selon un document corporatif de l’entreprise retrouvé en ligne, qui reste muet sur Chypre.

Dans un courriel à La Presse, la directrice des communications Valérie Piuze affirme que Pharmascience devait s’installer dans l’UE pour pouvoir y être « titulaire d’une autorisation de mise sur le marché d’un médicament ».

Quand Pharmascience s’est installée dans l’île en 1994, ni Chypre, ni aucun pays d’Europe de l’Est n’était pourtant membre de l’UE.

Sa filiale dans l’île, qui compte « 20 à 25 employés », se consacre notamment à des « tâches opérationnelles », selon le PDG Martin Arès. Les employés sont notamment chargés de faire certains tests de qualité finaux avant la mise en marché en Europe.

Aujourd’hui, les revenus de sa filiale PIL proviennent surtout de ventes en Europe de l’Est, où elle détient aussi une filiale en Bulgarie, selon les documents retracés dans la fuite. Mais elle engrange aussi des millions en provenance du Moyen-Orient, de l’Afrique, de l’Australie et du Pacifique Sud.

Concurrence fiscale

« Pharmascience respecte toutes les lois, au Canada et à l’international », insiste le PDG Martin Arès. Il ajoute que l’entreprise réalise 90 % de son chiffre d’affaires au Canada.

L’entreprise montréalaise est loin d’être la seule entreprise à exploiter des filiales offshore pour réduire ses impôts. Mais les documents de Cyprus Confidential sur Pharmascience permettent de constater directement ces tactiques fiscales classiques. « On a les chiffres dans les comptes d’une compagnie privée, qu’en temps normal on ne pourrait pas voir », dit Geoffrey Loomer, professeur associé de fiscalité à l’Université de Victoria.

PHOTO PAUL ÉMILE D’ENTREMONT, RADIO-CANADA

Geoffrey Loomer, professeur associé de fiscalité à l’Université de Victoria

Tous les gouvernements jouent le jeu de la concurrence fiscale, ajoute Jean-Pierre Vidal, spécialiste de la fiscalité internationale à HEC Montréal. « Ils pensent tous qu’ils vont s’en sortir gagnants. »

En conférence de presse le 27 octobre, le ministre de l’Économie, de l’Innovation et de l’Énergie, Pierre Fitzgibbon, a d’ailleurs souligné que les 55 millions accordés à Pharmascience en aide publique « assurent le maintien du siège social » et des 1500 emplois de l’entreprise au Québec.

Pour le professeur Vidal, les aides financières accordées aux entreprises relèvent de la même logique que les faibles taux d’imposition qu’offrent Chypre et la Barbade.

« Quand on regarde ça du point de vue mondial, tous ces cadeaux des gouvernements s’additionnent et représentent des sommes folles ! dit-il. Et ça, c’est l’argent des contribuables. »

Avec la collaboration de Frédéric Zalac (Radio-Canada) et de l’International Consortium of Investigative Journalists

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  • 37,7 millions
    Revenus de la filiale Pharmascience International Limited à Chypre en 2021
    SOURCE : Rapport financier de Pharmascience International limited issu de la fuite Cyprus Confidential
    100 899 $
    Impôt payé en 2021 par la filiale
    SOURCE : Rapport financier de Pharmascience International limited issu de la fuite Cyprus Confidential