Alexander MacKay codirige le Pricing Lab de la Harvard Business School, centre de recherche sur les méthodes de fixation des prix en entreprise. Depuis la pandémie, il note que les entreprises sont plus enclines à tenter des expériences au moment de fixer les prix.

De grandes entreprises qui jusque-là augmentaient leurs prix une fois l’an le font aujourd’hui plus fréquemment. Avec l’étiquetage numérique des prix, ça se fait en appuyant sur un bouton. Dans toutes les sphères de l’économie, des dirigeants en quête du profit maximum tâtonnent pour établir le prix le plus élevé qu’ils peuvent réclamer aux consommateurs avant que ceux-ci cessent d’acheter.

Les bouleversements dans l’approvisionnement ont fait grimper les coûts pendant la pandémie, obligeant les entreprises à repenser leurs stratégies de prix, dit M. MacKay. Cela a alimenté une tendance à une tarification plus dure, ce qui a montré que des sociétés pouvaient oser des hausses de prix sans faire fuir les consommateurs. Les coûts fléchissent à présent, mais l’expérimentation se poursuit.

« Il se peut que les prix changent plus vite qu’avant. Ce pourrait être vers le haut ou vers le bas, sauf que les entreprises penchent généralement vers les hausses, pas les baisses », observe M. McKay.

Marges record

Les entreprises cherchent à protéger les profits accumulés depuis la pandémie. Pour les géants de l’indice S&P 500, la marge bénéficiaire (le pourcentage du profit par rapport au revenu) a grimpé en flèche fin 2020 et début 2021, dopée par l’effet sur la demande des mesures de relance du gouvernement et des interventions des banques centrales. Au même moment, les entreprises ont tellement augmenté leurs prix qu’elles ont plus que couvert leurs coûts accrus (énergie, transport, main-d’œuvre, etc.), qui ont maintenant commencé à baisser.

Des entreprises aussi différentes qu’Apple et Williams-Sonoma ont annoncé des marges record au troisième trimestre. De son côté, Delta Air Lines a déclaré que ses liaisons internationales avaient généré des profits sans précédent au cours de l’été.

Les marges ont quelque peu fléchi l’an dernier, mais elles viennent de remonter à des niveaux qui auraient établi des records avant la pandémie.

Selon Goldman Sachs, les marges moyennes dans presque tous les secteurs de l’indice S&P 500 sont proches ou au-dessus leur niveau le plus élevé depuis dix ans.

« Les entreprises maintiennent, voire augmentent, leurs marges parce qu’elles ne répercutent pas les réductions de coûts sur les consommateurs », affirme Albert Edwards, stratège à la Société Générale, qui a qualifié d’« obscènes » les récentes marges.

Aujourd’hui, les entreprises cherchent à établir le prix optimal, qui protégera le bénéfice, à un moment décisif : les taux d’intérêt élevés et la diminution de l’épargne rendent certains acheteurs plus sensibles aux prix.

Nombre d’entreprises pourraient protéger leurs bénéfices simplement en maintenant leurs prix, alors que leurs coûts baissent. Mais certaines réfléchissent à des moyens de pousser les prix à la hausse alors que la demande se refroidit et que l’inflation ralentit.

« J’estime que les entreprises n’ont pas le pouvoir monopolistique d’augmenter les prix, que ça nous plaise ou non », dit Ed Yardeni, PDG de Yardeni Research.

On priorise dorénavant les marges aux parts de marché.

Durant les téléconférences avec les analystes, nombre d’entreprises disent prioriser leurs marges bénéficiaires, fût-ce au détriment de la croissance.

Changement d’approche

Vouloir augmenter les marges, même si on vend moins, contraste avec l’approche prudente des années pendant et après la récession de 2009. À l’époque, on acceptait souvent de baisser les prix pour attirer les consommateurs sensibles aux coûts. Pour les hôtels, l’objectif était que chaque chambre soit occupée.

« Durant la Grande Récession, on consentait à baisser les tarifs jusqu’à ce qu’il y ait une tête sur tous les oreillers », rappelle Leeny Oberg, directrice financière chez Marriott.

Ce n’est pas nécessairement toujours la bonne stratégie.

Leeny Oberg, directrice financière chez Marriott

Aujourd’hui, « le secteur a à l’évidence tiré des leçons », et au cours des dernières années, Marriott a visé un meilleur équilibre entre maximisation des revenus et bénéfices, dit-elle.

Les détaillants, souvent surpris par la volatilité des consommateurs ces dernières années, parlent désormais de « discipline des stocks » : garder moins de produits en stock et ne jamais vendre à des prix de liquidation. On préfère sacrifier quelques ventes en manquant de produits plutôt que de les vendre au rabais au détriment du résultat net.

Le détaillant de vêtements American Eagle Outfitters a augmenté ses marges en « maintenant des stocks serrés et une discipline promotionnelle », a affirmé Jay Schottenstein, PDG de la société, lors d’une conférence téléphonique en novembre.

Les entreprises ont appris qu’elles pouvaient demander plus qu’elles ne le pensaient.

Une stratégie durable ?

Certains consommateurs renoncent à certains achats à cause des prix en hausse, mais pas tous. Il faut donc expérimenter.

Selon Robert J. Gamgort, PDG de Keurig Dr Pepper, ses clients n’ont guère réagi à la hausse des prix des boissons gazeuses.

Il en déduit que ses produits ne se vendaient pas assez cher au début de la récente période d’inflation. « Ils étaient sous-évalués », a-t-il récemment déclaré.

Keurig Dr Pepper a augmenté de 7 % les prix de ses boissons aux États-Unis au cours du dernier trimestre et signale une « forte expansion de la marge brute ».

D’autres dirigeants estiment pouvoir demander un prix plus élevé en présentant un produit ou une expérience comme haut de gamme.

« Malgré l’environnement économique actuel, les consommateurs continuent à opter pour le haut de gamme », dit Melissa Thomas, directrice financière des cinémas Cinemark.

Mais tout cela pourrait changer.

Kellogg, le fabricant de céréales, a pratiqué de fortes hausses de prix sans perdre de clients – c’est ce que les économistes appellent une situation de faible élasticité des prix.

Mais depuis peu, le consommateur commence à réagir au choc des prix.

La sensibilité aux prix profite aux enseignes milieu de gamme et bas de gamme, comme Walmart et McDonald’s, qui ont vu leurs affaires augmenter avec la présence accrue de clients plus aisés à la recherche d’aubaines.

« Nous gagnons des parts de marché auprès des consommateurs à revenus moyens et élevés », a signalé Ian Borden, directeur financier de McDonald’s, lors d’une conférence téléphonique sur les résultats en octobre, tout en soulignant que les clients à faibles revenus étaient en difficulté.

La capacité d’augmenter les prix – ou de les maintenir élevés – pourrait ne pas durer.

Alors que les entreprises s’efforçaient de protéger leurs marges, l’économie est demeurée robuste, malgré les craintes de ralentissement. La croissance mondiale s’est maintenue, les dépenses de consommation ont augmenté et la récession annoncée depuis longtemps n’est pas arrivée.

Mais si cette dynamique s’essouffle, les entreprises pourront-elles protéger leurs bénéfices ?

« Les clients se rebellent », affirme Paul Donovan, économiste en chef chez UBS Global Wealth Management. « Nous avons atteint le point de rupture. »

Cet article a été publié dans le New York Times.

Lisez cet article dans sa version originale (en anglais ; abonnement requis).