Les 25 à 44 ans changent d’emploi en moyenne tous les 5,5 ans. Ça n’a pas toujours été ainsi. Mais la dernière génération à avoir consacré sa vie entière à une seule entreprise aura bientôt quitté le marché du travail pour de bon. La Presse a fait le tour du Québec pour rencontrer ces travailleurs qui éprouvent encore du plaisir au boulot.

Si vous avez déjà volé avec Air Canada, Claude Blouin a probablement passé l’appareil au peigne fin avant que vous ne montiez à bord. Les avions n’ont plus de secret pour ce spécialiste de la maintenance. Pas le temps de songer à changer de carrière quand on ne sait jamais ce qui peut survenir sur le tarmac.

À 62 ans, M. Blouin entame sa 41e année chez Air Canada si l’on tient compte de ses années de service chez Canadian Airlines International, achetée par le transporteur établi à Montréal au tournant des années 2000.

Valves défectueuses, pépins électroniques, ennuis mécaniques, ce sexagénaire ne compte plus les problèmes qu’il a réglés depuis le début de sa carrière. Il connaît tous les recoins d’un aéronef.

« J’ai l’air de juste regarder l’avion, mais je l’écoute et je le sens, explique-t-il à La Presse, sur le tarmac de l’aéroport Montréal-Trudeau. Quand j’arrive devant un moteur, je regarde à l’intérieur, mais je sens. Si ça sent le poulet rôti, il y a un oiseau qui est passé ici. On ne le voit pas, mais tu le sens. Il y a bien des choses qui se passent qu’on ne voit pas. »

Ne pas savoir ce qui l’attend demain et être dans le feu de l’action, c’est le quotidien de M. Blouin. C’est aussi ce qu’il a toujours recherché. Offrir une cure de rajeunissement de plusieurs semaines à des avions envoyés dans un hangar pour de la maintenance lourde, ce n’est pas sa tasse de thé.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

Claude Blouin inspecte les pales d’une turbine.

Je n’aime pas trop savoir ce que je vais faire demain matin, raconte-t-il. Ici, c’est en direct. Quand le pilote te dit ‟hé, ça ne marche pas, qu’est-ce qui se passe ?”, c’est comme un rush, l’adrénaline part.

Claude Blouin

« Moi, je suis un gars d’équipe, ajoute-t-il. Je ne suis pas du style à travailler seul dans un bureau. Mets-moi pas là, ça ne fonctionnera pas. »

Révolution numérique

M. Blouin a été aux premières loges de la transformation de l’industrie aérienne. Les temps ont bien changé depuis les années 1980, lorsque les avions « ne te parlaient pas », explique-t-il. À l’époque, chaque modèle d’aéronef avait son propre manuel technique – une « bible » de plusieurs milliers de pages qui répertorie tout ce qu’il y a à savoir sur l’appareil.

Aujourd’hui ? La bibliothèque se trouve dans une tablette où tous les exemplaires sont à portée de main. Les multiples allers-retours au cours d’un quart de travail pour aller chercher des livres – que l’on retrouve encore dans les cabines de certains appareils –, c’est chose du passé.

« Maintenant, la tablette contient des programmes et l’on peut savoir quand une valve commence à fonctionner de façon irrégulière », affirme M. Blouin.

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Claude Blouin consulte un bon vieux manuel.

Avant, il fallait développer ses aptitudes de détection, parce que l’appareil ne parlait pas. On consultait le manuel en feuilletant les pages. Maintenant, on a accès à beaucoup plus d’information.

Claude Blouin

La routine n’a jamais fait partie de la carrière de M. Blouin. S’il est établi à Montréal-Trudeau depuis 2012, son emploi l’a amené à se déplacer et même à voyager. Il s’est retrouvé parmi les spécialistes qui effectuent les vérifications pour les avions qui transportent le premier ministre du Canada. À plus d’une reprise, M. Blouin a veillé au grain pour s’assurer que les vols de Jean Chrétien, Paul Martin et Stephen Harper se déroulent sans anicroche.

Il est maintenant affecté à un quart de jour grâce à son ancienneté, ce qui n’a pas toujours été le cas pour M. Blouin. À l’instar de nombre de ses collègues, il a travaillé les nuits, les fins de semaine ainsi que pendant les journées fériées.

Sa longévité chez le même employeur, Claude Blouin la doit également à sa conjointe, prend-il soin de préciser.

« C’est quelque chose que l’on oublie, mais moi, je donne tout le crédit à mon épouse, dit-il. Elle a été capable d’être là avec les enfants quand moi j’étais parti. Je suis chanceux, je travaille sur le shift de jour. Mais il y a des plus jeunes qui travaillent la nuit pendant des années. C’est un travail passionnant, mais ça amène toutes sortes de difficultés. »

Souvenir de la première journée

Après plus de 40 ans chez le même employeur, on ne se souvient pas toujours de sa première journée de travail. Pour M. Blouin, ces souvenirs sont encore gravés dans sa mémoire, raconte-t-il en riant. « J’en avais parlé à mon père. J’ai dit : ‟Papa, ils m’ont engagé et la seule affaire qu’on fait, c’est de jouer aux cartes ! Ça n’a pas de bon sens, on nous paye à ne rien faire.” Canadian Airlines était en rodage pour de la maintenance lourde. L’entreprise augmentait l’effectif, mais il n’y avait pas encore de job pour nous. Ça a changé après un petit bout de temps. »