(Bagdad) Lorsque les États-Unis et l’Irak ont mis en vigueur de nouvelles règles strictes en matière de devises, l’intention était d’endiguer le flux illicite de dollars vers les personnes visées par les sanctions américaines contre l’Iran, la Syrie et la Russie, ainsi que vers les organisations terroristes et les blanchisseurs d’argent.

Mais dans un pays dont l’économie repose essentiellement sur l’argent liquide, ces changements ont créé des difficultés inattendues pour les Irakiens ordinaires qui ont besoin de dollars pour des affaires légitimes ou pour voyager à l’étranger. Les dollars se sont raréfiés, et le coût en dinars irakiens chez certains négociants en devises locales a augmenté.

De longues files d’attente se forment tôt dans la journée devant les boutiques des changeurs de monnaie, où les Irakiens qui prévoient voyager à l’extérieur du pays se présentent, souvent avec des sacs en plastique remplis de dinars, que les banques à l’extérieur du pays n’acceptent pas. Il est devenu difficile de trouver un changeur de monnaie qui dispose encore de dollars. Et ceux qui en ont s’épuisent rapidement.

« Je n’ai plus de dollars », a déclaré la semaine dernière un cambiste, Abu Ali, dans sa boutique du quartier de Karrada, à Bagdad.

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Des personnes attendent chez un cambiste autorisé à Bagdad pour échanger des dinars irakiens contre des dollars américains, le 22 février 2023.

Les nouvelles règles en matière de devises, élaborées dans le cadre d’un accord entre les États-Unis et l’Irak, exigent une plus grande transparence concernant les transferts de dollars détenus comme réserves de devises étrangères pour l’Irak sur un compte de la Federal Reserve Bank of New York. Elles sont entrées en vigueur à la fin de l’année dernière.

L’accord s’inscrit dans le cadre d’une modernisation longtemps retardée du système financier irakien, qui commence à se conformer aux règles suivies par la plupart des pays et demande une plus grande transparence dans les transactions financières internationales.

Transferts cruciaux

Chaque jour, la Banque centrale d’Irak facilite le retrait d’une importante somme de dollars de son compte à la Fed de New York. Ces transferts sont cruciaux, car, dans l’économie irakienne essentiellement fondée sur l’argent liquide, seules quelques entreprises acceptent les cartes de crédit et presque aucun Irakien ordinaire n’en possède. Même les comptes bancaires sont une rareté.

Une partie de l’argent est virée au nom d’entreprises irakiennes pour payer des marchandises provenant de l’étranger. Une partie de l’argent est destinée aux bureaux de change et aux banques pour être distribuée aux Irakiens voyageant à l’étranger.

Mais il n’y a eu que peu d’empreintes électroniques pour aider les responsables américains à déterminer si certains de ces transferts aboutissaient dans les mains de parties visées par les sanctions américaines.

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Une femme attend devant un bureau de change autorisé à Bagdad où les gens échangent des dinars irakiens contre des dollars américains.

Les préoccupations remontent à peu après l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003.

À l’époque, les autorités américaines ont tenté, sans succès, d’établir la chaîne de possession de milliards de dollars transportés en espèces dans le pays pendant plusieurs années. Dans un cas, 1,2 milliard de dollars en provenance d’Irak a été retrouvé dans un bunker libanais sans aucune trace de la façon dont il était arrivé là, selon une enquête du New York Times en 2014.

Le Trésor américain voulait s’assurer que des dollars n’étaient pas envoyés, en violation de la loi américaine, à des façades ou à des agents de parties visées par les sanctions ou d’entités terroristes. Dans un témoignage au Congrès en 2016, par exemple, un haut fonctionnaire du Trésor a cité trois groupes visés par les sanctions dont que l’on savait actifs en Irak : Al-Qaïda, le groupe armé État islamique et la milice libanaise Hezbollah soutenue par l’Iran.

Avec la prise de contrôle du nord de l’Irak par le groupe armé État islamique en 2014, ce dernier a saisi une succursale de la banque centrale irakienne. Ces inquiétudes sont devenues plus urgentes.

La situation montre la nécessité d’une plus grande transparence dans les transferts de dollars vers l’Irak, selon un responsable du Trésor américain, qui a demandé à ne pas être nommé, car il n’est pas autorisé à parler aux journalistes.

Après que l’Irak a finalement vaincu l’État islamique en 2018, les banquiers irakiens et américains ainsi que le Trésor ont commencé à discuter d’un nouveau système pour les transferts d’argent.

Nouveau système

En vertu de la nouvelle réglementation, les particuliers et les entreprises qui demandent des transferts télégraphiques de dollars doivent divulguer leur propre identité et l’identité de celui qui reçoit finalement l’argent. Ces informations sont ensuite examinées par un système électronique ainsi que par des experts de la banque centrale irakienne et de la Fed de New York avant que le paiement ne soit effectué.

Le nouveau système permet aux banques du monde entier d’effectuer des contrôles automatiques sur les transferts d’argent de l’Irak vers d’autres pays, a déclaré Ahmed Tabaqchali, stratège en chef du fonds Irak d’Asia Frontier Capital.

« En bref, le système accroît la visibilité des signaux d’alarme », a-t-il déclaré.

Les rejets ont créé une pénurie de dollars, ce qui a fortement augmenté leur coût pour les Irakiens ayant des besoins légitimes, a ajouté Ahmed Tabaqchali.

Depuis 2003, il existe deux taux de dinar irakien pour l’achat de dollars : un taux officiel établi par la banque centrale irakienne et un taux officieux dans la rue, qui est plus élevé. Et lorsque les dollars sont rares, le prix de la rue augmente.

Après l’entrée en vigueur des nouvelles règles monétaires, la quantité de dollars entrant quotidiennement en Irak a fortement diminué – certains jours, elle a baissé de près de 65 %, passant de 180 millions de dollars à 67 millions de dollars – par rapport à la période précédant la mise en œuvre des règles, selon les chiffres des flux monétaires quotidiens publiés par la banque centrale irakienne.

L’afflux de dollars a repris depuis, mais il est encore souvent inférieur à la moitié de ce qu’il était avant la mise en place du nouveau système.

On ne sait pas exactement quelle part de la baisse des dollars est imputable aux bénéficiaires illicites qui ont désormais cessé de demander de l’argent parce qu’ils ne veulent pas faire les déclarations exigées par les nouvelles règles ou parce que la banque centrale irakienne ou la Fed de New York ont rejeté leurs demandes.

« Je ne mettrais pas sur le compte de la fraude cette baisse de près de 90 % », a déclaré Douglas Silliman, président de l’Institut des États arabes du Golfe à Washington et ancien ambassadeur des États-Unis en Irak. « Peut-être que c’est 45 % de fraude et 45 % d’incompétence ou simplement le fait de ne pas savoir comment gérer les nouvelles réglementations. »