Après s’être couché contre l’ex-roi du poker Jonathan Duhamel, le fisc canadien a eu la main heureuse auprès d’un autre joueur professionnel qui s’est enrichi grâce au jeu en ligne. La partie n’est pas encore terminée, puisque le principal intéressé veut faire appel de la décision de la Cour canadienne de l’impôt (CCI).

Pourquoi y a-t-il une différence entre l’ancien champion du monde de poker – qui se mesurait à d’autres experts dans des tournois organisés – et Martin Fournier-Giguère ? Celui-ci avait mis en place des stratégies pour maximiser ses gains en ligne contre des joueurs moins talentueux et expérimentés, tranche le tribunal.

Ainsi, les dollars empochés sont les revenus d’une entreprise plutôt que le fruit du hasard, estime le juge Réal Favreau, dans sa décision rendue l’automne dernier.

« Il avait des stratégies qu’il adaptait selon les niveaux de tables et la force de ses adversaires, écrit le magistrat. Il utilisait des logiciels qui lui permettaient d’obtenir des informations statistiques sur les tendances de jeu de ses adversaires. »

Au Canada, les gains sur les jeux de hasard ne sont pas imposables, essentiellement parce que l’offre est administrée par l’État – Loto-Québec, par exemple. Si un contribuable joue au poker de façon si sérieuse qu’il exploite une entreprise, il doit payer des impôts sur les revenus qu’elle génère.

La CCI qualifie M. Fournier-Giguère « d’homme d’affaires sérieux » qui « jouait au poker pour gagner », ce qui change la donne.

Celui-ci aurait engrangé un profit chiffré à 1,7 million par le fisc sur une période de quatre ans (de 2008 à 2012).

Un trio de joueurs

M. Fournier-Giguère n’est pas le seul contribuable à se mesurer à l’Agence du revenu du Canada (ARC) en matière de poker en ligne. Philippe D’Auteuil et Antoine Bérubé, qui connaissent M. Fournier-Giguère, sont aussi dans la ligne de mire du fisc canadien. Les litiges avaient été entendus en septembre 2021 par la CCI. Des décisions sont toujours attendues dans les dossiers de MM. D’Auteuil et Bérubé.

On leur réclame au total 3,75 millions pour les années fiscales 2008 à 2012. M. Fournier-Giguère devra payer de l’impôt – au taux fédéral d’environ 25 % – sur une somme de 1,2 million. Revenu Québec pourrait également imposer ce contribuable au taux d’environ 25 %. Un litige est en cours devant la Cour du Québec.

Dans un échange avec La Presse, vendredi, M. Fournier-Giguère n’a pas voulu commenter la décision de la CCI. Il a indiqué qu’un avis d’appel avait été déposé le mois dernier. L’ARC n’avait pas répondu aux questions de La Presse.

« Il était temps qu’un tribunal dise qu’il y a quand même des limites avec le jeu de hasard, estime le professeur de droit fiscal à l’Université Laval André Lareau. Plus on gagne d’argent, qu’on passe de temps à jouer avec un système organisé, ça devient un commerce. »

Au cas par cas

M. Duhamel était devenu une vedette mondiale du jeu à la suite de sa victoire aux Séries mondiales de poker. Il avait empoché 8,9 millions US. Après un long litige avec l’ARC, il avait eu gain de cause. La CCI avait notamment conclu que les activités de l’ex-champion de poker ne démontraient pas une capacité à générer des profits et qu’il existait une probabilité de ruine « bien supérieure à 50 % ».

Lisez l’article « Le fisc se couche contre Jonathan Duhamel »

Devant la CCI, M. Fournier-Giguère plaidait que sa capacité à générer des profits était « imprévisible et instable ». Celui-ci jouait à jusqu’à 12 tables simultanément et parfois sous l’influence d’alcool et de drogues. Cela l’empêchait de « contrôler ses comportements ».

Ces arguments n’ont pas convaincu le juge Favreau. Le magistrat souligne que le contribuable analysait ses statistiques et comptabilisait ses gains grâce à des logiciels. Ainsi, la preuve démontre que M. Fournier-Giguère « utilisait son expertise et ses habilités pour gagner sa vie au poker, un jeu de hasard où l’habilité entre fortement en ligne de compte ».

Le juge considère par ailleurs qu’il n’y a pas d’« incompatibilité » entre sa décision et celle concernant M. Duhamel. « Chaque cas est un cas d’espèce », écrit-il.

« Si on gagne des milliers de dollars par année, il faudra peut-être payer des impôts, mais si on passe de 25 à 30 heures par semaine et qu’on perd 150 000 $ par année, bien je pense qu’on peut déduire nos pertes, ajoute le professeur Lareau. Mais pour quelques milliers de dollars, on reste dans le registre du hasard. »

Pour une raison qui n’est pas expliquée dans sa décision, le juge Favreau rejette la somme de 250 679 $ que l’ARC souhaitait ajouter aux revenus de M. Fournier-Giguère en 2008. Pour l’année fiscale 2011, il réduit la somme de 279 830 $. Il s’agit du profit que ce dernier avait réalisé en finançant 5 % des droits d’entrée de Jonathan Duhamel aux Séries mondiales de 2010.

En savoir plus
  • 30 heures
    Temps hebdomadaire moyen consacré au poker en ligne par Martin Fournier-Giguère à certains moments en 2008 et 2009
    SOURCE : agence du revenu du canada