Le 23 décembre est souvent la journée la plus achalandée à la SAQ. Si vous prévoyez y faire des achats aujourd’hui, sachez que si vous dépensez des sommes considérables, soit 25 000 $ par année, vous pourriez adhérer au programme des Grands Connaisseurs de la société d’État.

Formé de 400 personnes, ce groupe a accès à des services personnalisés et à certains produits normalement absents des tablettes des succursales. Si cette pratique commerciale visant à privilégier une tranche de la clientèle est jugée conforme par les experts que nous avons interrogés, elle soulève tout de même des questions pour certains, puisque la société d’État, en situation de monopole, a un devoir d’accessibilité universelle.

Par ailleurs, l’existence de ce groupe est peu connue de l’ensemble des clients de la SAQ, puisque celle-ci n’en fait pas la promotion sur son site internet. Il s’agit en fait d’une catégorie d’acheteurs définie à partir des dépenses maintenant facilement retraçables grâce au programme de fidélisation de la SAQ, Inspire. Les profils d’acheteurs vont de « conviviaux » et « branchés » jusqu’à ce segment prestigieux des Grands Connaisseurs.

Service exclusif

Ceux qui en font partie ont droit à un service personnalisé de conseillers au fait de leurs besoins et peuvent aussi rencontrer des vignerons pour des dégustations, avec un engagement d’achat. Ce segment des Grands Connaisseurs existe depuis plusieurs années, précise la SAQ. Pour qu’il puisse y accéder, le prix moyen des bouteilles achetées par un client doit être d’au moins 75 $, pour des dépenses annuelles de plus de 25 000 $. Il donne aussi accès en exclusivité à des produits rares qui ne seront jamais offerts sur les tablettes, des produits de garde.

« Une faible portion des allocations pour des produits haut de gamme est conservée pour vieillissement et la vente notamment auprès des clients Grands Connaisseurs », explique la SAQ dans un document obtenu en vertu de la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels.

Repas, « verticales » et voyages

Chaque année, les Grands Connaisseurs peuvent participer à une trentaine de « rendez-vous », confirme la porte-parole de la société d’État, Geneviève Cormier. « La formule est essentiellement un repas auquel participent des producteurs qui viennent présenter leurs produits. Les coûts de ces rencontres sont assumés par la SAQ, mais il est important de mentionner que les ventes issues de ces évènements sont supérieures aux coûts de leur organisation. »

« En de rares occasions, des produits pour compléter une verticale peuvent leur être proposés », explique-t-elle aussi.

Une « verticale » est une série de bouteilles d’un même vin, du même domaine, de millésimes consécutifs. Cela permet d’en comparer l’évolution, selon le millésime (dégustation verticale).

Ces séries de bouteilles sont très recherchées dans les encans, surtout s’il s’agit de maisons prestigieuses.

Les Grands Connaisseurs sont aussi invités à participer à des voyages vinicoles. « Chacun de ces voyages est aux frais des participants et est accompagné d’un engagement d’achat substantiel, insiste Mme Cormier. Les frais associés au déplacement, à l’hébergement et au travail du représentant de la SAQ qui les accompagne sont assumés par les Grands Connaisseurs participants. »

Mandat commercial

Cette attention particulière portée à une clientèle fortunée qui aime des vins plus chers est conforme à la mission commerciale de la SAQ, estime Luc Bernier, professeur à l’École supérieure d’affaires publiques et internationales de l’Université d’Ottawa.

« Une société d’État, par définition, a des objectifs de politiques publiques et une mission commerciale, rappelle-t-il. Il faut équilibrer les deux. »

Selon lui, le programme des Grands Connaisseurs a du sens, tout comme le programme Inspire qui, au moment de sa création, a soulevé plusieurs questions sur sa pertinence dans un monopole d’État.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Le programme Inspire a soulevé plusieurs questions sur sa pertinence dans un monopole d'État, au moment de sa création.

« Dans la mission commerciale, ça a un sens de mieux traiter les clients les plus intéressants, dit Luc Bernier. C’est comme entrer avant les autres dans l’avion d’Air Canada pour les Super Élite. »

L’expert estime toutefois que la SAQ doit demeurer prudente en accordant des privilèges. « Une société d’État doit aussi viser l’intérêt général, une notion qui a parfois besoin d’être redéfinie, précise-t-il. Il faut que la société d’État, qui est la SAQ, se garde une petite gêne. Tu n’es pas censé privilégier trop fortement une partie de la clientèle par rapport à l’ensemble de la clientèle. »

C’est un outil de marketing, car ça encourage ces très grands clients là à continuer de l’être.

Luc Bernier, professeur à l’École supérieure d’affaires publiques et internationales de l’Université d’Ottawa

Si la pratique est conforme à la mission commerciale de la SAQ, elle soulève néanmoins des questions en ce qui concerne l’accessibilité universelle des vins qui devrait être offerte par le monopole, précise Frédéric Laurin, professeur d’économie à l’Université du Québec à Trois-Rivières.

Accessibilité

Selon M. Laurin, l’idée d’offrir un service supplémentaire à une certaine clientèle de niche est légitime, mais lui réserver des produits en limite inévitablement l’accès pour les autres clients. « C’est ça, la plus grande frustration de quelqu’un qui n’a pas 25 000 $ », dit-il. Un amateur de vin qui achète des bouteilles à 25 $ n’aura pas accès à des services qui pourraient l’intéresser, car, s’il n’est pas un « grand connaisseur », selon les termes de la SAQ, il peut néanmoins aimer les bons vins de Bourgogne, voire s’offrir un grand cru de temps en temps.

PHOTO STÉPHANE LESSARD, ARCHIVES LE NOUVELLISTE

Frédéric Laurin, professeur d’économie à l’Université du Québec à Trois-Rivières

« Mon cheval de bataille a toujours été l’accessibilité », rappelle le professeur, auteur du livre Où sont les vins ?.

Lui-même a parfois de la difficulté à mettre la main sur une cuvée offerte à Montréal, mais qui ne se retrouve pas sur les tablettes en Mauricie ni en ligne au SAQ.com.

« À La Baie, par contre, si je veux acheter un t-shirt noir de taille moyenne et qu’il est à Kamloops, je peux l’avoir », compare-t-il.

Pour le vin, le problème du programme des Grands Connaisseurs est aussi qu’il empêche l’accès à des bouteilles prestigieuses à une clientèle qui ne respecte pas un minimum de dépenses.

De plus, le traitement aux petits oignons réservé aux plus importants acheteurs de la SAQ est en contradiction avec son mandat de santé publique, rappelle Michel Séguin, professeur au département d’organisation et ressources humaines de l’École des sciences de la gestion de l’Université du Québec à Montréal.

« Le gouvernement a décidé de créer une société d’État qui a comme mission, un peu comme la [Société québécoise du cannabis], de prendre en charge un type de commerce pour assurer une consommation raisonnable et limiter les impacts sur la santé. »

Selon lui, la pertinence et la légitimité du monopole tiennent à sa mission de santé publique, en complémentarité avec sa mission économique.

« Toute stratégie marketing qui a pour objet de favoriser une consommation plus importante, pour générer des bénéfices plus importants, est discutable par rapport à cette mission de santé publique. »

Avec la collaboration de William Leclerc, La Presse

En savoir plus
  • 226,2 millions
    Nombre de litres d’alcool vendus par la SAQ pour l’année 2021-2022. Il s’agit des ventes annuelles les plus élevées des 10 derniers exercices financiers de la société d’État.
    Source : Société des alcools du Québec
    20,67 $
    Prix moyen au litre des produits vendus à la SAQ pour l’année 2021-2022. C’est le prix au litre le plus élevé des 10 derniers exercices financiers.
    Source : Société des alcools du Québec