Avant la débâcle de Celsius Network, Alex Mashinsky donnait l’impression d’être un entrepreneur capable de transformer en or tout ce qu’il touchait, selon son site web personnel. Or, le parcours du fondateur de la cryptobanque est moins reluisant lorsqu’on s’y attarde. Méritait-il l’investissement de 200 millions effectué l’an dernier par la CDPQ – une somme vraisemblablement perdue ?

Cory Klippsten n’a pas mis beaucoup de temps à conclure qu’il préférait rester loin de Celsius Network. Après une courte rencontre d’une trentaine de minutes avec Alex Mashinsky au début de 2018, quelque chose clochait aux yeux du chef de la direction de Swan Bitcoin – une plateforme californienne permettant d’automatiser l’achat de bitcoins.

« Aucune des affirmations sur son passé ne passe le test après cinq minutes de recherches sur Google, explique l’homme d’affaires à La Presse. Avec ces conneries [bullshit] et drapeaux rouges, j’ai décidé de ne rien avoir à faire avec eux. »

PHOTO TIRÉE DE LINKEDIN

Cory Klippsten, chef de la direction de Swan Bitcoin

Invention d’une technologie informatique révolutionnaire dans les années 1990, record en Bourse et milliards récoltés en financement et en sortie d’entreprises… le site web d’Alex Mashinsky ne tarit pas d’éloges sur le parcours de cet entrepreneur israélo-américain de 56 ans.

Le hic, c’est que la présentation est parsemée d’inexactitudes ainsi que d’informations incomplètes ou impossible à confirmer avec des preuves à l’appui. Certaines contradictions, relevées par le blogue américain Dirty Bubble Media, ont été validées par La Presse.

Cela n’a pas empêché M. Mashinsky de convaincre la CDPQ d’investir 200 millions – une somme déjà radiée des livres de l’institution – dans Celsius Network. Cette cryptobanque controversée fondée en 2017 est sous la protection de la loi américaine sur les faillites depuis juillet dernier. Les actifs de ses 1,7 million de déposants sont toujours gelés. De plus, une agence gouvernementale (responsable de la réglementation financière au Vermont) qui se penche sur l’effondrement de Celsius Network vient de décrire son modèle comme quelque chose qui s’apparente à une arnaque à la Ponzi.

Lisez l’article « Celsius Network associée à une arnaque à la Ponzi »

Celsius Network mettait en commun des dépôts de cryptomonnaies. Elle offrait des prêts et intérêts, qui pouvaient parfois atteindre 17 %, aux déposants. La dégringolade du cours des cryptomonnaies depuis le début de l’année l’a plongée dans une crise des liquidités.

La Presse a tenté d’entrer en contact avec M. Mashinsky pour obtenir des explications, mais celui-ci n’a pas répondu. Même si la cryptobanque est à l’abri de ses créanciers, les cadres sont toujours rémunérés. En août, M. Mashinsky a ainsi touché environ 40 000 $ US, selon des documents judiciaires. Quelque 655 000 $ US ont été versés en salaires uniquement en août à 19 personnes.

La mise de la Caisse dans Celsius Network ne représentait qu’un faible pourcentage de son actif net de 392 milliards. Elle pesait toutefois pour environ 15 % du portefeuille de capital de risque de 1,5 milliard. Rares sont les placements qui se volatilisent de la sorte en à peine 10 mois.

Un ingrédient, pas la recette

« Alex a bouleversé plusieurs industries, mais il est surtout connu comme l’inventeur de la VoIP, qui permet aujourd’hui à plus de 1 milliard de personnes dans le monde de communiquer gratuitement sur l’internet », avance sa biographie.

En réalité, plusieurs individus sont reconnus comme les fondateurs de cette technologie permettant de transmettre la voix par l’internet et qui se retrouve dans des applications utilisées quotidiennement comme WhatsApp et Zoom. Alex Mashinsky ne fait toutefois pas partie du groupe sélect formé par Marian Croak, Alan Cohen, Jeff Pulver, Fumitada Itakura et Shuzo Saito. L’information est publique et se trouve en ligne.

S’il est à l’origine de plusieurs dizaines de brevets gravitant autour de la VoIP, le fondateur de Celsius Network ne peut se targuer d’en être l’inventeur, affirme Corey McCraw, spécialiste des questions de télécommunications chez Fit Small Business, une organisation américaine qui conseille les PME.

M. McCraw affirme ne jamais avoir entendu le nom d’Alex Mashinsky.

C’est un inventeur, mais je pense qu’il va un peu loin. Je ne veux pas dire qu’il n’a pas contribué. Je dis simplement que la VoIP est comme une grande marmite. Il a peut-être mis un ingrédient, mais il n’a pas inventé la recette.

Corey McCraw, spécialiste des questions de télécommunications chez Fit Small Business

Le constat est le même chez VoIP.ms, entreprise québécoise spécialisée dans les services de la technologie de voix. À la demande de La Presse, l’entreprise a effectué des vérifications en ce qui a trait à l’invention de cette technologie. Le nom d’Alex Mashinsky n’est apparu nulle part.

« Il peut avoir participé à l’évolution, mais pas nécessairement à l’invention », affirme David Rouleau, chef de la direction de VoIP.ms.

Début fracassant, mais…

La carrière d’entrepreneur d’Alex Mashinsky prend son envol avec la création d’Arbinet, spécialisée dans les services de télécommunications, en 1995. L’entreprise entre en Bourse le 16 décembre 2004 et voit le cours de son action exploser de 69 % après une séance. C’est la meilleure performance du genre de l’année, souligne le site de l’homme d’affaires.

C’est vrai, mais on omet de mentionner qu’à l’époque, M. Mashinsky n’était plus le président d’Arbinet, après avoir été écarté en 2000. De plus, après son départ canon, l’action a aussitôt entamé un long déclin. La chute se poursuivra jusqu’à ce que l’entreprise soit vendue pour une bouchée de pain (28 millions) en 2010 – loin de sa valeur boursière de 750 millions au terme de sa première journée au NASDAQ.

À l’exception d’une année, Arbinet n’a jamais été rentable entre sa fondation et son rachat, selon ses états financiers de l’époque. Elle avait accumulé des pertes de 105 millions avant son arrivée en Bourse.

Mike Alfred, un investisseur privé américain spécialisé dans les cryptomonnaies, a eu l’occasion de rencontrer le fondateur de Celsius Network à plus d’une reprise depuis 2014.

« C’est un personnage mégalomane, explique M. Alfred, qui a ouvertement critiqué Celsius Network et M. Mashinsky. Il se croit plus grand que nature. C’est une personne extrêmement évasive. Il ne répond jamais directement aux questions. »

Deux autres réalisations sont également mises en évidence par le patron de Celsius Network : la récolte de 1,2 milliard US en financement depuis le début de sa carrière et des sorties d’entreprises ayant permis d’empocher 3,2 milliards US. Dans les deux cas, il n’a pas été possible de confirmer ces affirmations avec certitude. La plupart des transactions mentionnées impliquaient des entreprises qui n’étaient pas cotées en Bourse. Les détails pouvaient demeurer privés. Cependant, certaines sociétés fondées par M. Mashinsky étaient en difficulté au moment de la transaction.

Le fondateur de Celsius passe également sous silence sa tendance à se tourner vers la firme de capital de risque qu’il a fondée et dirigée – Governing Dynamics – afin d’obtenir plusieurs dizaines de millions pour financer ses projets. Cette tactique a été utilisée pour au moins trois de ses entreprises : Elematics, GroundLink et Transit Wireless.

En 2001, Elematics a obtenu 11 millions US de Governing Dynamics, d’après les données compilées par Crunchbase. Sept ans plus tard, c’est au tour de GroundLink de récolter 65 millions US auprès de la firme de capital de risque. L’année suivante, Governing Dynamics épaule Transit Wireless pour une somme non précisée.

Réponses attendues

La tournure des évènements avait contraint la CDPQ à admettre son erreur par rapport à Celsius Network. Néanmoins, le processus de vérification au préalable du bas de laine des Québécois fait toujours l’objet de questions. L’institution refuse d’en dire davantage en évoquant le processus judiciaire en cours concernant Celsius Network.

« Tel que mentionné précédemment, nous poursuivons notre travail sur nos options juridiques », a répondu une porte-parole, Kate Monfette.

L’institution a fait un premier geste, la semaine dernière, en participant à une requête déposée par les actionnaires de Celsius Network. Affirmant que « tout tourne autour des déposants » dans les procédures de faillite, ceux-ci réclament une voix au comité qui participe au processus dans le but d’avoir leur part du gâteau s’il y a de l’argent à récupérer.

Lisez l’article « Les actionnaires, dont la CDPQ, veulent leur part du gâteau »

La Caisse affirme que les services de firmes de « premier ordre » avaient été retenus, mais ne les nomme pas. Il n’a pas été possible de savoir si le passé de M. Mashinsky et son curriculum vitæ avaient été passés au peigne fin.

« Cela doit être pris au sérieux, affirme Richard Leblanc, spécialiste de gouvernance, de droit et d’éthique à l’Université York, à Toronto. Lorsque quelqu’un exagère ou fait de fausses déclarations, cela est un voyant rouge indiquant qu’il pourrait y avoir d’autres problèmes. »

Le professeur ajoute qu’en général, une vérification au préalable se traduit par un examen minutieux de la situation financière d’une entreprise. On enquête également sur les antécédents de la haute direction pour vérifier s’il n’y a pas de squelette dans le placard. Le curriculum vitæ ainsi que le parcours scolaire sont également des éléments vérifiés.

Ainsi, la vérification au préalable va au-delà des enjeux financiers, souligne M. Leblanc.

Le professeur agit également comme expert-conseil auprès d’entreprises. Pour une organisation, il existe un risque d’atteinte à la réputation en s’associant à une personne qui effectue de fausses déclarations ou qui embellit son parcours.

1,2 milliard US

Taille du trou dans les finances de Celsius Network quand elle s’est placée à l’abri de ses créanciers

Source : Tribunaux new-yorkais

3 milliards US

Valeur conférée à Celsius Network l’automne dernier

Source : CDPQ

De nombreux démêlés

PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK D’ALEX MASHINSKY

Alex Mashinsky, chef de la direction et fondateur de Celsius Network

Alex Mashinsky n’a jamais semblé à court d’idées pour imaginer de nouveaux projets. Employés, partenaires et investisseurs potentiels ayant croisé son chemin ne conservent pas toujours un bon souvenir de cet entrepreneur qui aime être le centre de l’attention.

« C’est un gars super intelligent, mais il ne fait que parler, parler, parler, raconte à La Presse Lou Kerner, l’un des conseillers de la première heure chez Celsius Network. J’ai toujours trouvé qu’Alex aurait dû passer plus de temps à écouter. »

Le passage de cet analyste de carrière à Wall Street au sein de la cryptobanque a été de courte durée. Au printemps 2018, M. Kerner allègue avoir été congédié parce qu’il refusait de partager une liste de contacts dans le milieu financier.

« Celsius était très différente à l’époque, souligne M. Kerner. J’étais appelé à commenter le livre blanc de la compagnie et son projet de jetons [sa propre monnaie virtuelle] qui était ridiculement mauvais. Alex peut être un intimidateur parfois. »

Plus d’un épisode

L’analyste n’a pas été le seul à en découdre avec M. Mashinsky. L’entrepreneur a eu plus d’un désaccord au sein de sa carrière. Ce dernier a même été poursuivi en 2006 par Arbinet dans le cadre d’une bataille d’actionnaires qu’il avait lancée pour reprendre le contrôle de l’entreprise qu’il avait fondée.

Selon les documents consultés par La Presse, M. Mashinsky était accusé d’avoir causé des « dommages irréparables » à l’entreprise en divulguant, à de grands investisseurs, des informations confidentielles. L’affaire a finalement été réglée à l’amiable.

Le fondateur de Celsius Network voyait également très grand en lançant GroundLink, spécialisée dans la réservation de voitures avec chauffeur, en 2004. Dans une entrevue au Wall Street Journal, son partenaire de l’époque, Malcolm Elvey, avait exprimé sa déception à l’égard des méthodes de gestion de M. Mashinsky.

M. Elvey n’a pas répondu aux demandes d’entrevue de La Presse.

En échangeant avec M. Mashinsky – qui était à la tête de Novatel Wireless – pour la première fois à l’été 2014, Mike Alfred a eu une drôle d’impression. Son interlocuteur avait révélé avoir accumulé des millions de dollars en achat d’options de Qualcomm, une entreprise concurrente dans la technologie mobile.

« Ce n’est pas illégal, mais c’est certainement quelque chose qui soulève des questions. Mon impression était : “Voici un type qui prend d’importants risques.” Si son employeur avait su cela, il n’aurait pas été content. Son département de la conformité aurait eu quelque chose à dire. Alex a fini par être congédié de Novatel. »

Pas un mot

M. Kerner a croisé le fondateur de Celsius Network en avril dernier à Paris lors d’un évènement annuel consacré à la chaîne de blocs. La cryptobanque était déjà dans la tourmente en raison de l’effondrement du cours des monnaies virtuelles.

Selon l’analyste américain, M. Mashinsky n’a jamais parlé des problèmes de son entreprise.

« C’était une boîte noire, raconte M. Kerner. Vous n’avez aucune idée de ce que fait l’entreprise avec vos actifs. Malgré tout, les gens ont fait la queue pendant des années pour lui confier des actifs. C’est plus facile de prendre l’argent des gens avec une boîte noire. Cela fonctionne jusqu’à ce que la musique s’arrête. »

L’analyste affirme n’avoir jamais investi dans Celsius Network. Sa réponse lorsqu’on lui demandait s’il fallait confier ses actifs à l’entreprise : « jamais ».

Quatre chapitres de la carrière d’Alex Mashinsky

Alex Mashinsky n’a pas chômé depuis les années 1990. Il a lancé plusieurs entreprises en plus d’en diriger d’autres. Les résultats n’ont cependant pas toujours été au rendez-vous. Retour sur quatre chapitres de son parcours.

1995

Alex Mashinsky lance Arbinet, spécialisée dans les services de télécommunications. Il est poussé vers la sortie en 2000. Après une entrée en Bourse fracassante en 2004, les ennuis financiers s’accumulent. L’entreprise est vendue pour 28 millions US en 2010.

2000

L’entrepreneur lance Transit Wireless, qui propose des services WiFi. L’entreprise décroche un important contrat en 2007 dans le métro de New York. Les choses ne se passent pas comme prévu. En 2010, Transit Wireless a besoin d’argent et accepte l’offre de BAI Communications, qui devient son actionnaire majoritaire.

2004

GroundLink devait être « Uber avant Uber », selon M. Mashinsky. L’aventure se termine en 2011 pour ce dernier. L’entreprise d’autopartage dans le créneau commercial ne peut résister à l’offensive d’Uber. Elle passe dans le giron de BostonCoach en 2017. La société est emportée par la pandémie et met la clé sous la porte en août 2020.

2014

L’entreprise californienne de télécommunications Novatel Wireless fait appel à Alex Mashinsky. Son passage aux commandes est de courte durée. Environ 16 mois plus tard, il se fait montrer la porte. Les raisons n’ont pas été expliquées. Des médias américains ont avancé que M. Mashinsky aurait refusé de déménager à San Diego, où se trouvait le siège social de Novatel.