Le Québec n’a pas attendu la Révolution tranquille pour voir surgir de grands entrepreneurs francophones. Cet été, nous vous en présentons quelques-uns, dont les exploits s’étalent de 1655 au début du XXe siècle. Aujourd’hui : Joseph-Dominique Guay et Julien-Édouard-Alfred Dubuc.

Le dynamisme entrepreneurial a aussi germé et fleuri en région. Dès 1896, pour prendre l’exemple de la Compagnie de pulpe de Chicoutimi, qui emploiera jusqu’à 2000 personnes au début du XXe siècle.

L’idée trouve sa source à Chicago et naît dans l’esprit fertile de Joseph-Dominique Guay.

Un visionnaire

Joseph-Dominique Guay est né à Chicoutimi en 1866, neuvième enfant (sur onze) de Marie-Émilie Tremblay et de Jean « Johnny » Guay, prospère marchand de l’endroit. Sur les traces de son parrain Dominique Racine, futur évêque de Chicoutimi, il fréquente d’abord les séminaires de Chicoutimi et de Québec. Malheureusement, un déplorable esprit d’indépendance le fait dévier vers le tortueux chemin du droit, puis, pire encore, vers le journalisme.

Avec son frère, son futur beau-frère et le soutien financier de sa mère, femme d’affaires avisée, il fonde en 1887 le Progrès du Saguenay, qui deviendra bientôt sous sa direction le plus important journal de la région.

Le journal est bien nommé. Notre homme est fasciné par le progrès et s’intéresse à tout ce qui peut améliorer la production agricole, tant sur ses terres que sur celles de ses concitoyens.

C’est pour récolter de l’information qu’en 1893, il visite l’Exposition universelle de Chicago. Mais plutôt qu’agricole, c’est le progrès industriel qui frappe son imagination. Guay conçoit le rêve, et bientôt le projet, de faire de Chicoutimi un « nouveau Chicago du Nord ».

À Chicoutimi, la voie du progrès est pour le moment barrée par l’inepte maire Tessier, inféodé à la puissante famille Price, qui exploite tant la forêt que les travailleurs de la région.

Allègrement, Guay se lance dans la politique municipale et est élu maire le 21 janvier 1895. Il se met en quête des investisseurs qui redonneront de l’allant à la petite municipalité de 2300 âmes. Il fait publier des annonces dans les journaux de Montréal, écrit à des entreprises de New York et de Toronto.

Il envisage l’installation d’une filature de coton, mais c’est surtout la production de pulpe à papier, comme on appelle alors la pâte à papier, qui retient son attention.

La pulpe entrepreneuriale

La pulpe est une pâte dite mécanique, c’est-à-dire produite en déchiquetant et écrasant mécaniquement la fibre ligneuse, sans faire intervenir de produits pour la nettoyer, par opposition à la pâte chimique.

La blancheur du papier qu’elle sert à produire dépend de la qualité de la pulpe, la plus blanche provenant paradoxalement de l’épinette noire. Justement, celle-ci abonde dans l’arrière-pays chicoutimien. La tumultueuse rivière Chicoutimi fournira l’énergie hydraulique nécessaire aux lourdes meules.

Depuis 1893, le chemin de fer relie Chicoutimi à Québec et, de là, au marché américain. Le Saguenay ouvre une voie maritime jusqu’à l’Europe. Bref, l’endroit est idéal.

À l’invitation de Guay, le président de la Canada Paper visite le site en juin 1896, se montre intéressé, puis fait marche arrière.

Guay prend alors les choses en main.

Il réunit des parents, des amis, des hommes et femmes d’affaires, dont sa mère, qui investissent jusqu’à 10 000 $ chacun, une somme colossale pour l’époque.

La Compagnie de pulpe de Chicoutimi (CPC), la première fondée, financée et dirigée par des Canadiens français, est instituée le 6 décembre 1896, dans les locaux du Progrès du Saguenay, avec un capital de 50 000 $.

C’est ici qu’intervient le second héros de notre histoire : l’un de ces investisseurs est le gérant de la succursale locale de la Banque Nationale.

Un petit nouveau

Julien-Édouard-Alfred Dubuc est né le 21 janvier 1871 à Saint-Hugues, dans le comté de Bagot. Au terme de son cours commercial, il est engagé comme commis à la Banque Nationale de Sherbrooke. En 1892, on lui propose la direction de la nouvelle succursale de Chicoutimi. Il n’a encore que 21 ans.

PHOTO FOURNIE PAR DE MONTMINY, 1911, COLLECTION LA PULPERIE DE CHICOUTIMI / MUSÉE RÉGIONAL DU SAGUENAY–LAC-SAINT-JEAN, 1975-3151

Julien-Édouard-Alfred Dubuc en 1911

Ce blanc-bec s’intéresse immédiatement à l’économie de sa nouvelle patrie. En 1895, il fonde avec Guay un syndicat regroupant les producteurs de fromage de la région, dans l’objectif de leur ouvrir le marché britannique.

Les relations que les deux hommes ont établies pour l’exportation du cheddar saguenéen sont mises à profit. Un premier contrat de pulpe est signé avec la maison Carter Wilkinson de Liverpool.

On peut dès lors entreprendre la construction d’un pont, d’une écluse, d’une conduite d’eau forcée qui mène à un moulin accroché aux escarpements rocheux de la rivière Chicoutimi.

PHOTO FOURNIE PAR BANQ

Les débuts de la construction des installations de la Compagnie de pulpe de Chicoutimi, vers 1897

La production est lancée en janvier 1897 avec 75 ouvriers, sous la férule de Dubuc, nommé directeur-gérant de l’usine. Un mois plus tard, l’importante commande d’une entreprise new-yorkaise justifie déjà un agrandissement.

La réputation de la pulperie s’étend vite et loin.

En 1898, la Semaine commerciale, un hebdomadaire de Québec, cite la CPC en exemple pour « dissiper cette fausse prétention que les Canadiens-Français sont inaptes aux affaires », nous apprend l’historien Gaston Gagnon, dans l’article qu’il consacre à Guay dans le Dictionnaire biographique du Canada.

En 1900, la CPC remporte une médaille d’or à l’Exposition universelle de Paris pour la qualité de sa pâte.

Cette pâte continue d’ailleurs de lever.

Un contrat à long terme signé avec la britannique Lloyds décide les directeurs à entreprendre la construction d’un deuxième moulin. Pour financer ce gigantesque projet, le capital-actions de l’entreprise est porté à 1 million de dollars, auxquels s’ajoutent des débentures de 450 000 $. Construit au coût de 1,5 million de dollars, le plus grand moulin de pulpe en Amérique du Nord est inauguré en novembre 1903.

PHOTO FOURNIE PAR LE MUSÉE MCCORD

L’intérieur de l’usine, vers 1903

Déjà 350 hommes travaillent dans la pulperie et 800 autres sur les chantiers.

En 1909, de nouveaux contrats sur le marché européen motivent un agrandissement supplémentaire du premier moulin et l’acquisition de la Compagnie de pulpe de Ouiatchouan au Lac-Saint-Jean – le futur village fantôme de Val-Jalbert.

En 1910, la pulperie de Chicoutimi emploie 1000 hommes. En hiver, jusqu’à 1500 autres abattent du boulot et de l’épinette dans les chantiers forestiers. La CPC est devenue le plus important fabricant de pâte mécanique au Canada et le demeurera jusqu’en 1923, indique le musée régional de la Pulperie de Chicoutimi.

PHOTO FOURNIE PAR LE MUSÉE MCCORD

La pulperie de Chicoutimi vers 1910

Le succès de l’entreprise favorise à son tour la prospérité de Chicoutimi. Sa population passe de 2277 habitants en 1891 à 4980 en 1908, puis à 7200 en 1918.

Ha! Ha!

La Grande Guerre, qui éclate en 1914, décuple la demande de papier, alors que le conflit menotte les producteurs scandinaves.

En mai 1915, Dubuc forme un trust avec un groupe de financiers américains qui veulent relancer l’usine de pâte chimique St. Lawrence Pulp and Lumber Corp de Chandler, en Gaspésie. La Compagnie de pulpe de Chicoutimi est intégrée dans la North American Pulp and Paper Companies (NAPP), dont Dubuc devient président. Il est dès lors surnommé « le roi de la pulpe ».

PHOTO FOURNIE PAR BANQ

Les installations de la compagnie de pulpe de Chicoutimi, vues du bassin, vers 1915

Avec des sièges sociaux à Montréal, Boston et Philadelphie et des actifs de 30 millions, dont 16 millions au Saguenay–Lac-Saint-Jean, la NAPP est « la plus puissante organisation de pâte et papier en Amérique du Nord », selon l’ouvrage La Pulperie de Chicoutimi, un siècle d’histoire.

Le diable d’homme ne cesse de se démener.

Soutenu par des investisseurs britanniques et québécois, Dubuc fonde encore en 1916 une usine de pâte chimique dans la baie des Ha! Ha!. Le hameau qui s’agglutine autour de l’usine de la Ha! Ha! Bay Sulphite Company adopte le nom de Port-Alfred – un des prénoms de Dubuc. Il s’appellera un jour La Baie.

Mais les ennuis vont bientôt commencer.

La chute

Avec la fin de la guerre, les producteurs scandinaves reviennent en force sur le marché européen, tandis qu’en Amérique, la multiplication des fabricants de pâte et des papetières entraîne une importante surproduction.

Les prix chutent, alors que se pointe la crise économique de 1921. La CPC est frappée de plein fouet.

Ses bailleurs de fonds lui refusant les crédits qui lui permettraient de convertir la CPC à la production papetière, Dubuc démissionne en 1923. Lourdement endettée, à court de liquidités, la Compagnie de pulpe de Chicoutimi déclare faillite en mars 1924.

PHOTO FOURNIE PAR LE MUSÉE RÉGIONAL DE LA PULPERIE DE CHICOUTIMI

Le musée régional de la Pulperie de Chicoutimi occupe aujourd'hui le site de la Compagnie de pulpe et raconte son histoire.

Guay, davantage visionnaire que bâtisseur opiniâtre, avait abandonné la présidence de la CPC en 1901 et la mairie en 1902 pour se consacrer au journalisme et à ses activités agricoles et immobilières. Il est réélu maire en 1922, mais démissionne l’année suivante, miné par la maladie. Il meurt en 1925 à 59 ans.

Dubuc fera carrière en politique fédérale et sera à son tour maire de Chicoutimi de 1932 à 1936. Il s'éteindra en 1947 à l’âge de 76 ans.

La pulperie avait vécu, mais Chicoutimi était sur sa lancée.

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