Le Québec vit un boom des héritages, avec des sommes parfois importantes. Souvent âgés de plus de 45 ans, les héritiers en profitent-ils pour quitter leur emploi à temps plein et accentuer davantage la pénurie de main-d’œuvre qui frappe la province ? La Presse a voulu savoir de quoi il en retourne.

Soudain, la tranquillité d’esprit

Trois familles québécoises sur 10 ont déjà hérité, et la tendance va se poursuivre de plus belle dans les prochaines années. Que se passe-t-il quand un proche se rappelle à votre bon souvenir ?

Joanne Léonard était convaincue qu’elle n’aurait jamais assez d’argent pour prendre sa retraite avant 70 ans. Lorsque sa mère a succombé à la COVID-19, elle a été surprise de voir que ses parents avaient encore des épargnes à léguer à leurs quatre enfants.

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Un héritage confortable permet de devancer certaines décisions…

Son père avait vécu dans un CHSLD jusqu’à 99 ans et sa mère vivait dans une résidence pour personnes âgées autonomes. « Ces deux loyers ont coûté cher pendant cinq ans », raconte la Montréalaise de 65 ans.

À la même période, Mme Léonard a vu un voisin vendre sa maison à fort prix en pleine surenchère et a décidé de l’imiter. Considérant les montants de la vente et de l’héritage, l’agente administrative d’un CIUSSS a demandé à son employeur de réduire sa semaine de travail à trois jours. « Ça donne un but et tu fais du social en même temps, explique-t-elle. Parce que travailler cinq jours, ça use. » Malgré le manque de ressources dans le réseau de la santé, l’employeur a refusé, la forçant donc à prendre sa retraite.

Déçue, elle prévoit faire du bénévolat dans un hôpital dès que ce sera de nouveau possible. « Je suis à la maison et je trouve ça long. »

Bye bye boss

Lynette*, 41 ans, a tout de suite voulu quitter son emploi lorsqu’elle a hérité de 550 000 $ à la suite de la mort de sa mère en janvier 2021.

« J’étais déjà dans une démarche du mouvement FIRE [en français : indépendance financière et retraite précoce], explique-t-elle au téléphone. J’ai eu une éducation financière de la part de mes parents qui m’a amenée à économiser et à vivre avec peu. Mon conjoint est plus dépensier. »

Lynette a quitté son emploi en se donnant un an pour réfléchir à son avenir professionnel. Or, rapidement, cet arrêt lui a semblé incohérent avec ses valeurs. « Je me sentais mal que mes enfants sachent que je ne travaillais pas. Je trouvais que ce n’était pas un bon exemple à donner », explique-t-elle en rappelant le souvenir de sa mère. Celle-ci travaillait encore comme infirmière au moment de sa mort, à 72 ans, même si elle avait les moyens d’arrêter. Elle a légué au total 1,1 million.

Les transferts interfamiliaux sous forme d’héritages sont rendus assez communs. Trois familles québécoises sur 10 ont déjà hérité, selon l’Enquête sur la sécurité financière (ESF) de Statistique Canada, réalisée en 2019.

La proportion augmente au sein des familles dont le soutien principal est âgé de 45 ans et plus. Dans ces cas, c’est près de 40 % des familles québécoises (ou 910 000 familles) qui ont reçu un héritage dans le passé. La valeur des transferts s’élève à 93 milliards. La valeur moyenne de l’héritage se chiffre à 103 000 $.

Cette moyenne cache des disparités considérables dans la valeur des legs.

Près de 112 000 familles au Québec ont hérité d’une somme supérieure à 220 000 $, toujours selon l’ESF. Une somme qui pourrait bien être sous-estimée, croit un expert.

« Le questionnaire de l’ESF suggère aux personnes interrogées d’évaluer la valeur d’un montant d’argent et non pas celle de l’ensemble des biens hérités autres que monétaires [maisons, automobiles, meubles, bijoux, etc.] », précisait Marc-André Gauthier, de l’Institut de la statistique du Québec, dans un document sur les héritages datant d’octobre 2015. Par conséquent, la valeur marchande réelle des successions est certainement sous-estimée.

En 2019, 4,5 % des familles propriétaires au Québec habitaient un logement reçu en cadeau ou en héritage d’une valeur moyenne de 306 000 $.

C’est ce qu’a vécu Éric*, qui a hérité à 45 ans d’une somme de 250 000 $ et de la maison familiale. Il en a profité pour la vendre et s’acheter un condo à Montréal. Il songeait à devancer sa retraite de 65 ans à 55 ans avec un coût de vie de 40 000 $, mais le projet a du plomb dans l’aile. « Selon les derniers calculs que mon planificateur a faits, je commencerais à manquer d’argent à 78 ans, explique-t-il au téléphone. Je pense donc la reporter à 60 ans. »

Trois héritages valent mieux qu’un

Pour Françoise*, le troisième héritage reçu fut le bon. Le premier legs de 350 000 $ reçu de son père à 54 ans lui a plutôt permis de payer son hypothèque et de rénover son bungalow, plutôt que de prendre sa retraite. « J’ai continué de travailler, car ce montant-là s’est dépensé facilement sur la maison. »

Surveillante dans une école secondaire, elle adorait son travail, dit-elle, jusqu’à ce que la COVID-19 arrive et le complique. Un nouveau legs de 100 000 $ provenant de sa marraine et de sa mère, mortes dans la même année, l’a incitée à ne pas retourner à l’école en septembre 2020, à 63 ans. « Le fait d’avoir un bon coussin, ça rassure. »

Couple de fonctionnaires retraités, Joël* et Pierre* font partie des 20 % de privilégiés qui ont hérité de montants plus volumineux. Ils s’estiment « vraiment chanceux ».

À la mort de son premier conjoint, Joël a hérité, à 49 ans, d’un condo libre d’hypothèque, d’une assurance vie de 40 000 $, d’un régime de retraite et d’une assurance salaire qui lui donnait un revenu fixe de 80 000 $ en plus de son salaire.

« Comme j’étais fonctionnaire, je devais attendre à 55 ans pour ne pas perdre mon propre régime de retraite. Et même à 55 ans, quand j’ai arrêté de travailler, je n’ai pas touché à ma rente de retraite parce qu’il y avait trop de pénalités. »

De son côté, Pierre a modifié ses plans de retraite après avoir vu son ancien conjoint mourir subitement à 54 ans « d’une crise de cœur qui ne pardonne pas », dit-il, comme son père et tous ses oncles morts dans la cinquantaine. Pénalité actuarielle ou pas, il a pris sa retraite.

Je vais peut-être être moins riche, mais je vais essayer d’en profiter le temps que je suis vivant.

Pierre*

Le couple aujourd’hui âgé de 64 et 65 ans continue de contribuer à la société en payant des impôts et des taxes. Joël a déclaré 117 000 $ de revenus cette année. « Et comme on est privilégiés, on fait des dons à des organismes. »

Arrivée inattendue d’un pactole

Patrick* a devancé sa retraite après avoir hérité avec sa sœur du patrimoine familial légué à la mort de son père. Parce que leurs parents étaient discrets au sujet de l’argent, des consommateurs prudents et non ostentatoires, selon Patrick, la fratrie ignorait ce qui l’attendait, soit un legs d’une valeur totale de 2,5 millions.

« Mon père a travaillé fort, j’ai un grand respect pour ce patrimoine qu’il a accumulé. C’est de l’argent net d’impôt », raconte celui qui veut le préserver pour ses propres descendants.

Âgé alors de 50 ans, copropriétaire d’une entreprise en communication, Patrick a continué à travailler quelques années jusqu’à 55 ans, mais avec l’esprit en paix.

« Je remercie mon père tous les jours de m’avoir laissé cette sécurité financière. Et je compte aussi faire ce legs à mes enfants. »

* Bien que les témoignages des lecteurs de La Presse soient réels, les prénoms utilisés sont fictifs.

Héritier, liberté et… préretraité

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Si des milliers de Québécois devaient légitimement choisir de ralentir leurs activités professionnelles pour profiter de la vie après avoir reçu un héritage, quel serait l’impact sur la richesse collective du Québec ?

Dans The Power of Gold, l’auteur Peter Bernstein explique que l’or pillé aux Incas au XVIsiècle n’a jamais permis à l’Espagne de devenir la première puissance mondiale. En réaction à l’or tombé du ciel, les Espagnols ont plutôt cessé de travailler et ont acquis des biens produits ailleurs. Cent ans plus tard, l’or avait pour l’essentiel déserté la péninsule ibérique.

À l’image de l’Espagne au temps des conquistadores, le Québec souffre d’un déficit de richesse par rapport à ses voisins comme l’Ontario. Le premier ministre François Legault en fait son obsession : combler d’ici 25 ans l’écart dans le niveau de vie et, à terme, mettre fin à la dépendance de la province aux paiements de péréquation.

Écueil de taille sur l’autoroute de la prospérité, le Québec vieillit rapidement et le taux d’emploi des travailleurs âgés y est plus faible qu’en Ontario et qu’au Canada. Le taux d’emploi correspond à la proportion de la population qui détient un emploi.

Un pic pas encore atteint

La popularité de la retraite hâtive connaîtra-t-elle un sursaut avec la multiplication des legs ?

Une étude de 2016 de la Banque CIBC calculait que les Canadiens allaient hériter de 750 milliards de dollars dans les 10 années subséquentes. Cinq ans plus tard, le pic dans les héritages est encore loin.

D’ici 2043, le nombre de décès au Québec devrait être en constante croissance. On note toutefois un léger ralentissement de cet accroissement vers la fin. Les gens qui vieillissent sont plus riches que ceux qui sont décédés avant eux. Les valeurs des héritages vont augmenter.

Eric Olson, directeur adjoint chez Statistique Canada, dans un entretien

Le boom des héritages aura une incidence sur le marché du travail, avançait la CIBC. Selon leur taille, soutenait l’économiste Benjamin Tal, des personnes vont les utiliser pour prendre leur retraite, voyager, quitter le marché du travail, devenir travailleur autonome ou lancer une petite entreprise.

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Il faut inciter les travailleurs âgés à rester en poste dans le but de soulager le marché du travail en surchauffe.

Ça tombe mal. Le marché du travail est à ce point serré que le Québec a besoin de toutes les paires de bras disponibles.

« Confrontée à la dernière vague de retraite des baby-boomers, la province fera face à une diminution de son taux d’emploi à très court terme », avertit le Centre sur la productivité et la prospérité de HEC Montréal dans son document Vieillissement démographique : solutions pour un Québec mal préparé, paru en octobre dernier.

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Le marché du travail est à ce point serré que le Québec a besoin de toutes les paires de bras disponibles.

Le Centre suggère au Québec d’agir illico pour inciter les travailleurs âgés à rester en poste dans le but de soulager le marché du travail en surchauffe et de soutenir la hausse du niveau de vie. Il propose une série de mesures dans l’organisation du travail pour favoriser la rétention des travailleurs expérimentés.

Urgence

Il y a urgence d’agir. À la mi-2021, le nombre de postes vacants atteignait presque 200 000, selon le plus récent Bulletin sur les postes vacants d’Emploi-Québec. À 5,3 %, le taux de postes vacants se situait tout juste après la Colombie-Britannique au premier rang.

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Jean-Sébastien Pilotte, adepte du concept d’indépendance financière

« La pandémie a provoqué un déclic », dit Jean-Sébastien Pilotte, adepte du concept d’indépendance financière et auteur du livre La retraite à 40 ans, vendu à plus de 11 000 exemplaires. « Des gens sont allés vivre en campagne et ont changé leur mode de vie. »

Aux États-Unis, cette remise en question semble toucher les jeunes, ce qu’on a appelé The Great Resignation. Au nord du lac Champlain, ce sont les plus vieux qui lâchent prise.

Legs et fiscalité

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Bien des raisons expliquent le phénomène de la retraite anticipée : l’état de santé, un régime de retraite généreux, des incitatifs de convention collective, un manque de reconnaissance de l’employeur ou l’âgisme. Les héritages sont aussi du lot.

« C’est relativement fréquent que les gens bénéficient d’un héritage à l’aube de la retraite ou un peu après celle-ci », dit Charles Rioux-Rousseau, planificateur financier chez RGP Gestion de patrimoine. « Le fait d’encaisser une grosse somme d’argent remet en question notre carrière ou nos choix », poursuit-il. Comme celui de travailler moins.

C’est d’autant plus possible que, contrairement à l’Américain, le Québécois n’a pas besoin de travailler pour se payer des soins ou une assurance maladie. En fait, c’est le contraire : moins il travaille, moins il paie généralement, peu importe sa capacité de payer.

« Avec le filet social qu’on a au Québec, je pense que quelqu’un qui gère bien son argent dispose de tous les outils pour atteindre l’indépendance financière très jeune », soutient Jean-Sébastien Pilotte, auteur du livre La retraite à 40 ans.

Le CELI, un « paradis fiscal »

Le compte d’épargne libre d’impôt (CELI) occupe une place de choix dans le coffre à outils, selon lui. Le CELI permet de faire fructifier ses épargnes à l’abri de l’impôt. Les retraits ne sont pas imposables. La cotisation est limitée pour le moment à 6000 $ par année et elle est reportable dans le temps. Surtout, le CELI n’a pas de plafond.

« Le CELI, ajoute M. Pilotte, c’est un paradis fiscal. Il n’y a rien de mieux que ça en tant que jeune retraité. Ça vaut de l’or. »

Le Québec n’a pourtant pas la réputation d’un paradis fiscal, surtout dans l’imposition des revenus des particuliers.

« Les revenus que je vais générer avec le travail, je n’irai pas plus haut que 40 000 $. Pour moi, ça n’a pas de sens fiscalement », dit Lynette*, 41 ans, qui a hérité d’un demi-million en 2021. D’autres font le même calcul : aligner le revenu imposable à son niveau de vie dans le but de minimiser la facture d’impôts.

« Les travailleurs québécois sont parmi les plus imposés en Amérique du Nord et même dans le monde », dit Miguel Ouellette, économiste et directeur des opérations à l’Institut économique de Montréal.

Si le Québec était un pays, il se classerait au troisième rang des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) pour la lourdeur de l’impôt sur le revenu des particuliers, indique la plus récente édition du Bilan de la fiscalité au Québec, préparé par la Chaire de recherche en fiscalité et en finances publiques de l’Université de Sherbrooke.

Plus d’incitatifs

Afin de rendre le travail plus intéressant pour les travailleurs âgés, le gouvernement québécois a adopté puis bonifié le crédit d’impôt pour la prolongation de carrière. Il faut maintenant ratisser plus large, pense un fiscaliste.

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Luc Godbout, professeur de fiscalité

Si on veut rendre plus fort le gain financier de travailler, il faut trouver une façon d’en remettre plus dans la poche des travailleurs. Il faut avoir une plus grande rentabilité du travail.

Le professeur de fiscalité Luc Godbout, dans un entretien

L’universitaire prône d’alléger l’impôt sur le revenu et de compenser le manque à gagner par le retour d’une contribution santé améliorée, la réduction de l’avantage fiscal lié au gain en capital, l’imposition d’un plafond au CELI ou l’augmentation d’un point de pourcentage de la taxe de vente provinciale.

Pour ce qui est d’un impôt sur la richesse, il est peu répandu parmi les pays de l’OCDE et pose des difficultés d’application, fait remarquer le professeur Godbout. Quant à l’absence d’un impôt sur les successions au Canada, elle est en partie compensée par l’imposition des gains en capital présumés à la mort.

* Bien que les témoignages des lecteurs de La Presse soient réels, les prénoms utilisés sont fictifs.