Après celles de Thurso, d’Amos et de Baie-Comeau, deux autres papetières risquent de fermer d’ici cinq ans. Parmi la dizaine d’usines vulnérables, trois ou quatre devront être modernisées avec l’aide de l’État puisque la pérennité des activités forestières et de sciage de la province en dépend.

« J’ai identifié 10 usines qui sont dans des segments où l’industrie est en décroissance, indique le ministre de l’Économie et de l’Innovation du Québec, Pierre Fitzgibbon. Ça ne veut pas dire qu’elles vont toutes fermer. Mais il va falloir que des choses arrivent, comme des réductions de coûts. Mon intuition est qu’il va y en avoir moins de trois qui vont fermer. »

Québec avait annoncé un plan d’intervention de 1 milliard pour les pâtes et papiers en mars 2021. La Presse s’est entretenue avec M. Fitzgibbon pour dresser un bilan près d’un an plus tard.

L’industrie du papier d’impression est aux prises avec une baisse structurelle de la demande.

Depuis octobre 2018, le gouvernement a déboursé un demi-milliard de dollars en prêts et en prises de participation pour la conversion et l’amélioration des papetières, notamment chez Kruger. L’investissement total se chiffre à 2,4 milliards. Cela correspond à un levier de 4 $ d’investissement privé pour chaque dollar avancé par le gouvernement.

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Pierre Fitzgibbon, ministre de l’Économie et de l’Innovation du Québec

Dans les cinq prochaines années, je suis prêt à mettre le même montant et même plus si on a des projets qui nous sont présentés. J’ose croire qu’on va avoir trois, quatre, cinq projets structurants pour des investissements privés d’au moins 2 milliards.

Pierre Fitzgibbon, ministre de l’Économie et de l’Innovation

L’environnement serait favorable à l’investissement privé. « L’industrie fait de l’argent grâce au bois d’œuvre. Les entreprises intégrées qui ont des scieries font beaucoup d’argent et sont prêtes à réinvestir », souligne M. Fitzgibbon

Parmi les projets de modernisation déjà réalisés, Kruger a fermé sa machine à papier journal à Bromptonville, en Estrie, pour fabriquer du papier tissu. À son usine de Trois-Rivières, 250 millions ont été investis pour produire du carton 100 % recyclé. Dans les deux cas, Investissement Québec a participé au montage financier.

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Pour son usine Wayagamack, à Trois-Rivières, qui produit du papier magazine, Kruger a entamé il y a deux ans la conversion progressive de la production vers les produits spécialisés, comme l’étiquetage.

« Notre philosophie est de ne pas fermer nos usines de papier journal, mais de les convertir vers des secteurs en croissance », dit Jean Mageau, porte-parole de Kruger. Par exemple, pour l’usine Wayagamack, à Trois-Rivières, qui produit du papier magazine, la conversion vers les produits spécialisés, comme l’étiquetage, est en marche depuis deux ans.

Le déclin de la pâte thermomécanique

Les usines vulnérables fabriquent des papiers à base de pâte thermomécanique à partir de copeaux de bois. Ces produits, comme le papier journal, les encarts publicitaires et le papier magazine, sont en décroissance, souligne Michel Vincent, économiste du Conseil de l’industrie forestière du Québec (CIFQ), qui défend aussi les intérêts des papetières.

« À l’entrée des années 2000, il y avait 63 usines et plusieurs comptaient plus d’une machine. En regardant le portrait statistique […], on a pris une débarque », dit Luc Bouthillier, professeur à la faculté de foresterie, de géographie et de géomatique de l’Université Laval.

Au Québec, White Birch (Québec, Masson-Angers, Rivière-du-Loup), Résolu (Clermont et Gatineau) et Kruger (Trois-Rivières) exploitent les usines de papier journal. Résolu a fermé ses usines d’Amos et de Baie-Comeau définitivement en avril 2021.

Le ministre n’a pas voulu identifier les usines menacées.

Les papetières comme levier

L’activité de sciage génère des copeaux qui, eux-mêmes, servent à faire du papier. La valorisation des copeaux est essentielle à la rentabilité des activités de sciage sur la base du prix historique du millier de pieds-planche, soutient Jean-François Samray, PDG du CIFQ.

À cause des fermetures de Thurso, d’Amos et de Baie-Comeau, l’ampleur du surplus de copeaux contraint le Québec à les exporter à perte, déplore M. Samray. Les volumes exportés correspondent à la consommation annuelle d’une papetière de bonne dimension, d’après le CIFQ.

Pour corriger le tir, Québec est prêt à intervenir, dit le ministre Fitzgibbon, en évoquant l’importance de l’industrie forestière pour l’activité économique régionale.

« Le gouvernement s’acharne à trouver une solution pour Thurso, car elle est au cœur de la forêt mixte de l’Outaouais, illustre-t-il. Sans solution de remplacement, les gens des opérations forestières vont rencontrer des difficultés. On subventionne le transport de copeaux à 20 $ la tonne à l’extérieur de l’Outaouais pour maintenir les activités en forêt et dans les scieries. Ce n’est pas viable à long terme. »

Une industrie à réinventer

« Aujourd’hui, c’est une nouvelle industrie qu’il faut inventer parce qu’il y a tout un marché qui s’ouvre pour les produits du bois, dit le professeur Bouthillier. Il y a les filières du papier tissu, de l’emballage, les produits sanitaires et de protection individuelle en papier et les bioraffineries. » Les cartons-caisses vont aussi très bien avec la popularité du commerce en ligne.

La plupart des produits en croissance ont la particularité d’être fabriqués à partir de fibres recyclées, de résidus et de pâte kraft. La différence entre cette dernière et la pâte thermomécanique est que la pâte kraft sépare les trois éléments du bois (cellulose, lignine et hémicelluloses), ce qui permet de faire des produits de plus grande qualité, explique M. Vincent.

Au Québec, les usines de Saint-Félicien (Résolu) et de Lebel-sur-Quévillon (Chantiers Chibougamau) sont des producteurs de pâte kraft de résineux. Il existe aussi une usine de pâte kraft de feuillus à Windsor, propriété de Domtar.

PHOTO FOURNIE PAR CHANTIERS CHIBOUGAMAU

Chantiers Chibougamau a rouvert en 2020 l’usine de pâte kraft de Lebel-sur-Quevillon qui était fermée depuis 2005.

« Je serais ouvert à ce qu’on puisse financer une troisième usine de pâte kraft de résineux », soutient le ministre Fitzgibbon, avant d’ajouter que la provenance du bois constituerait un enjeu.

Convertir une usine fabriquant de la pâte thermomécanique en unité de production de pâte kraft représente un investissement colossal de l’ordre de 1,5 milliard, selon le CIFQ.

Usines de pâtes et papiers au Québec en 2020

4 usines de pâtes

13 usines de papier journal et de publications

2 cartonneries

2 usines de panneaux

1 usine de papiers fins et spéciaux

22 usines consommatrices de pâtes achetées et fibres recyclées (papiers tissus notamment)

Source : ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs

Des bioraffineries pour écouler les copeaux

PHOTO ARCHIVES LA PRESSE

Québec voit dans les bioraffineries une façon de trouver preneur pour les résidus des scieries

Il y a les pâtes et papiers, mais pour soutenir l’industrie forestière, le ministre de l’Économie et de l’Innovation, Pierre Fitzgibbon, mise grandement sur les bioraffineries alimentées par des résidus forestiers.

« Je pense qu’on va voir des projets, et j’en ai un en tête, a-t-il dit, en entrevue avec La Presse. Je ne peux pas le nommer parce que je suis en négociation. C’est un projet pour faire du biocarburant qui va utiliser les résidus qui traînent par terre dans les forêts et faire du biocarburant qui va remplacer, par exemple, le charbon. »

L’organisme Bioénergie La Tuque a déjà obtenu une aide financière de 6 millions du gouvernement Legault pour « démontrer le potentiel » du complexe. Estimé à au moins 1 milliard, ce projet pourrait inclure la société pétrolière finlandaise Neste, partenaire pour les études.

Annoncé plusieurs fois depuis 2008, le projet Recyclage Carbone Varennes souhaite produire des biocarburants et des « produits chimiques renouvelables » grâce aux résidus forestiers. À Lac-Mégantic, Résolve Énergie construit une usine de démonstration.

M. Fitzgibbon estime que ce créneau, combiné aux papiers tissus et aux emballages recyclables, permettrait d’assurer la pérennité du secteur forestier.

Luc Bouthillier, du département des sciences du bois et de la forêt de l’Université Laval, voit la chose du même œil.

« Le joker dans le paquet de cartes, c’est toute l’idée des bioraffineries, dit l’expert, en entrevue téléphonique avec La Presse. Les résidus forestiers peuvent être utilisés pour fabriquer du carburant moins polluant et des lubrifiants spécialisés où les marges sont intéressantes. »

M. Bouthillier évoque également la production de granules de bois à la scierie Barrette-Chapais dans le Nord-du-Québec, un autre projet qui a obtenu le soutien financier du gouvernement provincial.

« Ils se sont lancés dans ce secteur pour le marché anglais parce que là-bas, il y a une politique très claire de s’éloigner des énergies fossiles pour produire de l’électricité. On aura compris que c’est un marché de niche, mais cela demeure un signal important. »