La position rigide du ministre français de l’Économie, qui s’oppose de façon catégorique à une possible acquisition de la chaîne d’alimentation Carrefour par Couche-Tard, risque fort de faire capoter la transaction, qui s’annonçait pourtant amicale et civilisée. À un an de l’élection présidentielle, le gouvernement français ne veut surtout pas montrer de signes de faiblesse à son électorat, quitte à faire un peu de démagogie pour arriver à ses fins.

Au cours des cinq dernières années, les acquisitions d’importantes entreprises québécoises par des sociétés françaises ont explosé. Coup sur coup, Airbus, Michelin et Alstom ont mis la main sur trois fleurons québécois, dont deux, faut-il rappeler, dans le cadre d’opérations de sauvetage.

N’empêche, ce regain d’intérêt de la mère patrie pour certains trésors de son ancienne colonie du Nouveau Monde ne devrait pas s’exprimer à sens unique. L’inverse devrait s’avérer tout aussi réalisable et profitable pour les entreprises des deux États amis et partenaires.

La proposition surprise du groupe Couche-Tard d’acquérir toutes les actions du géant français de l’alimentation Carrefour dans une transaction estimée à plus de 25 milliards a suscité son lot de réactions cette semaine, certaines tout à fait normales compte tenu de l’ampleur de la transaction et d’autres plus étonnantes quant à leur fondement même.

La réponse des autorités françaises à cette offensive du groupe québécois est celle qui apparaît la plus excessive. Le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, a d’abord émis de fortes réserves au sujet de l’offre de Couche-Tard en évoquant une potentielle menace à la souveraineté alimentaire de la France de la part d’un concurrent étranger.

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Bruno Le Maire, ministre français de l’Économie

Le lendemain, M. Le Maire a radicalisé sa position en affirmant qu’il refusait de façon claire et définitive un tel rapprochement entre les deux groupes.

Selon l’agence de presse Reuters, la rigidité du ministre français aurait été telle qu’elle aurait conduit le président exécutif du conseil de Couche-Tard, Alain Bouchard, à jeter l’éponge et à retirer sa lettre d’intention en vue d’un rapprochement amical avec Carrefour. Une information que personne chez Couche-Tard ni chez Carrefour n’a confirmé vendredi soir.

Il faut faire ici une première précision. Couche-Tard n’est pas un concurrent étranger, mais un nouvel acteur qui n’est pas dans le domaine de l’alimentation en France et qui débarque justement dans l’Hexagone pour y prendre racine.

Les producteurs français de fromages au lait cru n’ont pas à craindre une invasion de produits de l’Isle-aux-Grues ou de P’tit Québec qui les remplaceraient sur les étalages de leurs hypermarchés.

C’est d’abord et avant tout la crainte de perdre un fleuron – et on sait ce que c’est au Québec – qui inquiète les autorités françaises. Carrefour reste le principal employeur privé de France avec plus de 100 000 de ses 300 000 salariés qui travaillent sur le territoire français.

Beaucoup s’interrogent sur la pertinence pour Couche-Tard de réaliser pareille opération et de se lancer dans le secteur de l’alimentation grande surface où elle n’a pas développé d’expertise comme elle a pu le faire de façon si fine et si efficace dans le commerce de proximité.

L’avenir nous dira quels sont les plans exacts du géant québécois des dépanneurs. Est-ce que Couche-Tard souhaite vraiment exploiter les milliers de supermarchés que possède Carrefour dans une trentaine de pays, ou le groupe québécois envisage-t-il de revendre ce segment d’activités pour ne conserver que les 7700 dépanneurs qui appartiennent à Carrefour et qui s’intégreraient tout naturellement à ses activités ?

Pour l’instant, on n’en sait rien, mais une chose est certaine, c’est que la direction de Couche-Tard ne se lance pas dans une opération de cette envergure, la plus importante de son histoire, sans savoir où elle met les pieds ni où elle veut aller. Ce n’est dans pas la nature du groupe que d’opérer à l’aveugle.

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Alain Bouchard, président exécutif du conseil de Couche-Tard

Ce que l’on comprend aussi par ailleurs, c’est que le groupe Carrefour peine depuis des années à afficher une rentabilité conséquente pour ses actionnaires et que ceux-ci souhaitent possiblement un rachat qui leur permettrait de passer à autre chose. Ça aussi, c’est une réalité que l’on connaît dans le Nouveau Monde et à laquelle la mère patrie ne doit pas rester insensible.

Des échanges en consolidation

Durant des années, les échanges commerciaux entre la France et le Québec ont été presque anémiques. L’Ontario commerçait davantage avec la France que le Québec, et même la balance commerciale Québec–Royaume-Uni surpassait en taille celle entre le Québec et son ancienne mère patrie.

Depuis une dizaine d’années toutefois, un retournement s’est opéré alors que les entreprises françaises de l’aéronautique, de l’industrie pharmaceutique et des cosmétiques ont haussé leurs exportations au Québec pour s’ajouter au flot incessant de livraisons de vins français.

De notre côté, nos entreprises de l’aéronautique ont aussi découvert des débouchés en France pour étoffer un peu le volume de nos exportations dominées par celles du minerai de fer.

Bref, la France est maintenant le deuxième partenaire commercial européen du Québec, derrière l’Allemagne. Au total, la France est le sixième marché d’exportation du Québec – après les États-Unis, la Chine, l’Allemagne, le Mexique et le Japon – et le cinquième fournisseur étranger de la province, derrière les États-Unis, la Chine, l’Allemagne et le Mexique.

Voilà pour le tableau commercial général, mais lorsqu’on se focalise sur le portrait plus particulier des transactions entre les deux pays, on constate depuis cinq ans une accélération et une augmentation en importance des transactions réalisées par des entreprises françaises (si on tient compte du fait que l’État français est l’un des deux coactionnaires principaux du constructeur aéronautique Airbus).

On le sait, tous s’en souviennent. En 2017, Airbus a pris le contrôle du programme de la C Series de Bombardier sans injecter un cent pour en faire l’acquisition, une transaction qui en a consterné plus d’un, mais qui a permis à la nouvelle famille d’avions commerciaux de Bombardier de ne pas sombrer dans les affres de la faillite.

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Tom Enders, président d’Airbus, et Alain Bellemare, ex-PDG de Bombardier, en juillet 2018, lors de l’annonce de l'officialisation du partenariat entre les deux entreprises aéronautique dans le projet de la C Series

Quelques mois plus tard, en juillet 2018, c’est le géant français du pneumatique Michelin qui a conclu l’acquisition de l’entreprise Camso, de Magog, un leader mondial dans la conception, la fabrication et la distribution de pneus hors route, de chenilles en caoutchouc et de systèmes de trains roulants.

La transaction amicale évaluée à plus de 2 milliards de dollars a permis au siège social de Magog de consolider la direction des opérations mondiales et des activités de recherche et développement de la division des pneus hors route pour le groupe Michelin.

Enfin, dans deux semaines, le groupe français Alstom va officiellement absorber toutes les activités mondiales du constructeur québécois de matériel roulant Bombardier Transport à l’issue d’une transaction de 8,1 milliards.

La consolidation des échanges commerciaux entre le Québec et la France est donc un phénomène bien engagé et ne doit pas se faire à sens unique. Au-delà du choc initial que vient de créer l’offre inusitée de Couche-Tard sur Carrefour, le gouvernement français devrait maintenant revoir et surtout rationaliser ses positions.