À l’œil, je dirais que trois finalistes sur quatre présentaient leur entreprise uniquement en anglais. Et dans certains cas, l’anglais était visiblement leur langue seconde.

Et alors ? Et alors non, je ne ferai pas la morale à ces entrepreneurs aujourd’hui, bien que mon cœur soit résolument francophile.

D’abord, parce que le Prix de l’entrepreneur EY, présenté jeudi, attire beaucoup d’entreprises du milieu anglophone de Montréal, bien davantage que le concours des Mercuriades. Ce gala du géant comptable EY permet de rencontrer des entrepreneurs peu connus des francophones.

Ensuite, parce que ces gens, pour la plupart, parlent aussi français. Vers la fin de ses remerciements, l’un des gagnants, s’exprimant en anglais, s’est engagé à ce que ses enfants et petits-enfants soient bilingues au Québec.

En circulant dans la salle, j’ai croisé l’entrepreneur montréalais Philip Fayer. Il pouvait converser en français, mais ce n’est pas sa fluidité langagière qui m’a frappé, ce sont les 800 emplois de son entreprise Nuvei Technologies, dans le secteur des « fintechs », maintenant présente dans 14 pays !

La grille d’analyse, ici, ce n’est ni la langue, ni la couleur, ni la religion. La grille, c’est la capacité de ces visionnaires à bâtir des entreprises, à surmonter des obstacles infranchissables, à créer des emplois payants, bref à bâtir le Québec.

Un entrepreneur fustige la réforme

Jeudi soir, justement, le 9e des 11 gagnants qui sont montés sur scène a fustigé la réforme de l’immigration du gouvernement Legault.

« De Champlain à Saputo, le Québec s’est construit grâce à l’apport des immigrants. Monsieur Jolin-Barrette, vous êtes dans le champ », a dit Patrick Perus, Français d’origine.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Patrick Perus, président-directeur général de Polycor

Son entreprise, Polycor, de Montréal, possède 50 carrières, 18 usines de fabrication et de polissage de la pierre, situées en Amérique du Nord et en Europe.

Pour justifier son propos, Patrick Perus a fait remarquer que huit des neuf entrepreneurs déclarés gagnants jusque-là étaient issus de l’immigration. Son décompte était approximatif, peut-être voulait-il dire que huit des neuf lauréats n’avaient pas d’accent québécois.

Dans les faits, plusieurs sont enracinés ici depuis longtemps, comme le grand gagnant, Noah Stern, codirigeant du fabricant de manteaux haut de gamme Moose Knuckles, dont la famille travaille dans la confection de manteaux d’hiver depuis 1921.

Rêver d’Amérique

Patrick Perus a aussi parlé de rêve. De ce rêve que chérissent nombre d’immigrants de s’établir en Amérique pour vivre en toute liberté, lancer des projets, devenir entrepreneurs. L’homme qui se dit heureux de vivre au Québec a louangé la chanson L’Amérique, de Joe Dassin, ballade qui traduit l’ambition de nombreux immigrants de s’établir ici, dans l’eldorado.

Les plus vieux se rappellent le refrain : 

L’Amérique, l’Amérique, je veux l’avoir et je l’aurai
L’Amérique, l’Amérique, si c’est un rêve, je le saurai

Depuis quelques années, ce rêve économique de l’Amérique ne passe plus par les États-Unis de Donald Trump; il passe bien davantage par le Canada, par Montréal, par le Québec, dont le dynamisme et la qualité de vie résonnent à l’étranger, agissent comme un aimant.

Dans ma chronique sur l’immigration « Ne pas oublier l’essentiel », parue vendredi, je rappelais l’importance économique de choisir les immigrants en fonction des besoins du marché du travail, et en cela, je jugeais légitimes les intentions du ministre Jolin-Barrette.

Néanmoins, j’ajoutais qu’« une montagne de nuances s’impose ». Parmi les aspects intangibles à prendre en compte, écrivais-je, il y a cette force entrepreneuriale des immigrants.

Le gala en est un bon exemple, et il est bien davantage qu’une anecdote de ce dynamisme entrepreneurial. Fin 2018, la Fondation de l’entrepreneurship a publié une analyse sur 10 ans de la volonté d’entreprendre des Québécois. Or, l’indice entrepreneurial, par ailleurs en forte hausse au Québec, s’est révélé beaucoup plus vigoureux chez les immigrants.

Plus précisément, l’indice révélait que « les intentions et les démarches sont globalement deux fois plus importantes chez les immigrants que chez les individus natifs, et l’écart semble même s’accroître ».

Ainsi, la Fondation a constaté que 40 % de la population immigrante du Québec avait l’intention de se lancer en affaires, contre 16 % pour les natifs. Et plus tard, ces intentions des immigrants se transforment en démarches concrètes pour 18 % d’entre eux, contre 8 % pour les natifs.

Prendre son temps

Ce genre d’aspects intangibles, et bien d’autres, justifie que le gouvernement Legault retire son règlement et consulte les intervenants du milieu, les écoute. S’il veut aller de l’avant, le gouvernement doit viser beaucoup plus large dans le choix des métiers et professions. Il faut prendre son temps, rien ne presse.

Et au bout du compte, on peut souhaiter que la solution permette à beaucoup de continuer à chanter, dans l’intérêt de tous : 

L’Amérique, l’Amérique, je veux l’avoir et je l’aurai
L’Amérique, l’Amérique, si c’est un rêve, je le saurai