Ils revendiquent le droit «de rêver», «de s'indigner», refusent «d'être des marchandises». Malgré études et diplômes, des milliers de jeunes Espagnols ont surpris le pays par une révolte sans précédent qui trahit leur colère et leur angoisse face à un avenir bouché.

Ciblant les excès du capitalisme, les politiciens accusés de cynisme et de corruption, la précarité sociale, ils ont fait irruption à la mi-mai sur les places de toute l'Espagne, s'emparant de la plus symbolique d'entre elles, la Puerta del Sol de Madrid, dans un mouvement pacifique aux accents libertaires.

Au coeur du malaise, le chômage qui bat tous les records, frappe presque la moitié des moins de 25 ans et balaie tout projet d'avenir.

«L'éducation ne suffit plus pour continuer à faire partie de la classe moyenne ou pour gravir les échelons. Le blocage du mécanisme classique de mobilité sociale, en l'absence d'emplois qualifiés, est à l'origine de beaucoup de frustrations», souligne Antonio Alaminos, professeur de sociologie à l'Université d'Alicante.

«Au final, il y a une crise de légitimité politique -les politiciens ne résolvent plus les problèmes des citoyens, et ceux économiques: la compétitivité repose sur des emplois précaires, et non sur l'innovation», ajoute-t-il.

Les emplois «jetables», sous-payés, sont souvent la seule alternative au chômage pour les jeunes, y compris les plus diplômés.

«À notre âge, nos parents avaient du travail, une maison, des enfants. Quand aurons-nous tout cela?», résumait Paula Mendez Sena, jeune architecte de 24 ans sans travail, venue manifester à la Puerta del Sol.

«Le droit à un toit», «Nous ne sommes pas des marchandises», proclament quelques-unes des pancartes placardées sur la place madrilène, tapissée de tentes et de bâches, devenue un vaste espace de parole.

«Le processus de précarisation et le chômage élevé datent de longtemps en Espagne. En ce sens, c'est un processus d'accumulation», souligne M. Alaminos.

De fait, les systèmes de protection sociale et l'aide de la famille, moteur traditionnel de la société espagnole, ont joué un certain temps un rôle modérateur.

Mais à mesure que le chômage gagne du terrain, privant parfois des familles entières de tout emploi, le mécontentement «devait éclater», remarque José Felix Tezanos, professeur à l'Université Uned de Madrid.

Le mouvement, vecteur d'une angoisse partagée par des millions d'Espagnols, a naturellement rencontré un large écho. «Ce n'est pas un mouvement exclusivement de jeunes. S'ils sont les plus visibles, ils reçoivent un soutien important, moral et matériel, de différents segments de la société», note M. Alaminos.

«Ces groupes sont très hétérogènes. Une minorité est «antisystème». Mais la majorité entretient une relation d'amour/haine avec le capitalisme. Ce sont des orphelins du capitalisme», analyse l'universitaire.

Les révoltes arabes de l'hiver, dans des contextes pourtant si éloignés, ont pu jouer comme un facteur déclenchant de cette «Révolution espagnole».

«Il s'est produit un effet d'image avec les révolutions arabes. Là-bas aussi il s'agissait de jeunes générations, très bien préparées, qui communiquaient à travers les réseaux sociaux et voyaient leurs perspectives bouchées», explique M. Tezanos.

Les manifestants s'en revendiquent, à l'image de cette grande banderole qui proclamait en lettres noires: «De Tahrir à Madrid, au monde, world revolution».

Débordant d'idées, ils rêvent de propager leur mouvement au reste du monde. Mais presque trois semaines après son apparition, le mouvement sans chef identifié, laboratoire d'une démocratie balbutiante, se cherche à tâtons un avenir.

«Nous ne savons pas sur quoi ceci peut déboucher», remarque M. Tezanos. «C'est comme les partis écologistes, quand ils ont été créés on ne savait pas ce qui allait se passer, maintenant ils sont devenus très importants dans plusieurs pays».