Vous trouvez qu'il y a beaucoup d'avocats qui défilent à la commission Bastarache? C'est que vous n'étiez pas présent au palais de justice de Sherbrooke le mois dernier. Vous auriez sûrement changé d'idée...

En 20 ans de carrière, l'avocat Pierre Lebel, de Québec, en a vu de toutes les couleurs. Mais jamais il n'avait été confronté à autant d'adversaires d'un seul coup comme en ce début de septembre. Durant trois jours, au palais de justice de Sherbrooke, ses collègues du cabinet Paquette Gadler, de Montréal, et lui ont dû affronter un véritable bataillon d'avocats.

«À un certain moment, dans la salle d'audience, il devait y avoir au moins 50 avocats!» raconte le juriste de 47 ans, visiblement heureux du jugement rendu cette semaine par la juge Dominique Bélanger, de la Cour supérieure, qui s'est rangée à ses arguments.

Deux «délateurs»

La bataille concernait le recours collectif contre plus de 70 détaillants d'essence à qui l'on reproche d'avoir comploté pour avoir fixé les prix à la pompe. Deux de ces détaillants étaient parvenus à une entente avec l'Association pour la protection des automobilistes (APA) - un des plaignants et client de Me Lebel - et le tribunal devait approuver ou rejeter l'accord. Une formalité habituellement, sauf que, cette fois-ci, les autres détaillants s'y opposaient farouchement...

On les comprend un peu. Car, en vertu de cette entente, les deux détaillants, Gisèle Durand et Michel Dubreuil, collaboreront dorénavant avec ceux qui ont eu l'initiative de la poursuite. Ils fourniront aussi la preuve présentée lors de leur procès au criminel. Ils deviendront des délateurs, en quelque sorte, aujourd'hui amis avec ceux qui les poursuivaient hier. En échange, ils seront exclus du recours collectif et immunisés si jamais les demandeurs obtenaient gain de cause.

Pas étonnant que les grosses pétrolières aient déployé l'artillerie lourde, juridiquement parlant, embauchant les meilleurs avocats des plus grands bureaux pour faire valoir leurs arguments. En fait, la liste de tous les avocats des défendeurs est bien trop longue pour la publier ici; dans le jugement, elle fait sept pages! Mais, à titre d'exemple, Les Pétroles Irving étaient représentés par Mes Sylvain Lussier et Karine Chênevert, du cabinet Osler, Hoskin&Harcourt; Ultramar, par Mes Louis P. Bélanger, Julie Girard et Stéphanie Bergeron-Bureau, de Stikeman Elliott; La Pétrolière Impériale par Mes Pierre Legault, Paule Hamelin et Billy Katelanos, de Gowlings. Sans oublier Couche-Tard, conseillé par Mes Louis-Martin O'Neill, Jean-Philippe Groleau et Michael Lubetsky, de Davies.

«À un moment donné, on s'est amusés avec mes collègues à essayer de calculer le taux horaire total de tous ces avocats!» dit Pierre Lebel, qui ne se souvient toutefois pas de la somme à laquelle ils étaient arrivés. Mais, chose certaine, comme certains de ces super lawyers facturent plus de 600$ l'heure, le chiffre devrait être substantiel.

Une première au Québec

Au coeur du litige se trouve la preuve accumulée par le Bureau de la concurrence pour le procès pénal. On parle ici d'une preuve gigantesque: 38 000 documents, 250 000 pages, 5800 enregistrements de communications interceptées. Pour les défendeurs, tout cela ne devrait pas pouvoir être communiqué ni utilisé dans le cadre du recours collectif.

Or, l'entente initiale «prévoyait que les intimés Dubreuil et Durand s'engageraient à remettre aux demandeurs, en vrac, tout le dossier de la preuve obtenue dans le cadre du processus de divulgation de la preuve par le Directeur des poursuites pénales du Canada», indique le jugement.

Après deux jours d'audiences et de discussions, les parties ont convenu de modifier l'entente en instaurant un processus de filtrage des documents contenus au dossier pénal.

«C'est la première fois au Québec qu'un tel mécanisme est mis en place», explique l'avocate Karine St-Louis, de Paquette Gadler. Ainsi, au lieu de communiquer directement tous les documents, le Bureau de la concurrence devra les filtrer au préalable, et garder privée toute information privative. Une étape qui devrait durer quelques mois, juste à temps pour que les premiers interrogatoires puissent commencer comme prévu en 2011...