Militante, passionnée et profondément marginale, Kiran Mazumdar-Shaw est l'entrepreneure la plus riche de l'Inde. Celle qui a fait entrer son pays dans le monde de la biotechnologie en fondant Biocon, aujourd'hui l'une des 20 plus grandes entreprises biopharmaceutiques du globe, sert un avertissement: son pays s'apprête à prendre cette industrie d'assaut. Entre deux réunions et un voyage d'affaires, elle a accepté d'accorder une entrevue à LPA Magazine.

Les visiteurs qui poussent la porte des bureaux de Biocon, dans la ville de Bangalore, en Inde, sont mûrs pour une bonne surprise.

Masques exotiques, peintures flamboyantes, sculptures tordues: au premier coup d'oeil, on se croirait davantage dans une galerie d'art qu'au siège social d'une grande entreprise.

Ces oeuvres sont celles de la patronne, Kiran Mazumdar-Shaw. Elle les a accrochées là pour le bénéfice de ses employés, avec qui elle est fière de prendre tous ses repas du midi à la cafétéria.

«Ici, on fait les choses différemment», lance-t-elle.

La phrase n'est pas anodine. Parce que faire les choses différemment, c'est tout simplement le mantra de Kiran Mazumdar-Shaw.

À l'étranger, Mme Mazumdar-Shaw est connue comme une femme d'affaires redoutable. Elle a été nommée «personnalité la plus influente du monde de la biotechnologie hors des États-Unis et de l'Europe» par le magazine Nature Biotechnology, et figure au palmarès des 100 femmes les plus influentes de la planète du magazine Forbes.

Mais il faut débarquer à Bangalore, sa ville natale, pour comprendre à quel point la dame brasse de l'air.

Ici, les journaux locaux font régulièrement leurs choux gras des fêtes extravagantes qu'elle donne à Glennmore, la résidence qu'elle partage avec son mari et partenaire d'affaires, l'Écossais John Shaw.

Les citoyens la connaissent bien pour son implication sociale et ses sorties dans les médias, où elle n'hésite pas à brasser la cage des politiciens. On l'aperçoit souvent dans les spectacles de musique et les matchs de cricket en train d'encourager bruyamment ses idoles.

Entre tout ça, la fondatrice, présidente du conseil et directrice principale de Biocon a aussi trouvé le moyen d'écrire un livre. Un livre de chevet illustré de peintures indiennes... sur l'art de brasser de la bière.

«Je ne suis pas quelqu'un de très conventionnel», dit-elle avec un grand sourire.

Assise derrière son grand bureau de bois, Mme Mazumdar-Shaw revendique sa marginalité avec fierté.

Un trait de caractère qu'elle attribue... à la génétique.

Kiran Mazumdar-Shaw n'a pas grandi dans une famille comme les autres. Né dans le Gujarat, un État de l'Inde où l'alcool est encore interdit aujourd'hui, son père avait trouvé le moyen de devenir maître-brasseur. Et était bien décidé à entraîner sa fille dans son sillage.

La jeune Kiran a donc grandi en rêvant de gagner sa vie en brassant de la bière – une ambition, on s'en doute, à des années-lumière de celles de la plupart des filles indiennes des années 1960.

Son père ayant connu un certain succès en affaires, Kiran Mazumdar a les moyens financiers de réaliser ses rêves. Après des études en zoologie à Bangalore, elle part pour l'Australie y étudier la science du brassage.

Hélas, elle découvre à son retour au pays qu'elle et son père sont quelque peu en avance sur leur époque.

«Je n'ai jamais réussi à être acceptée par l'industrie du brassage. Parce que je suis une femme», lance Kiran Mazumdar-Shaw, du feu dans les yeux.

Qu'à cela ne tienne. Rejetée par un secteur industriel au grand complet, Kiran Mazumdar se retourne et fait ce que bien peu d'entrepreneurs peuvent se vanter d'avoir fait. Elle en crée un nouveau de toutes pièces.

L'affaire débute à la suite d'un stage en Irlande que Kiran Mazumdar effectue pour l'entreprise Biocon Chemicals Limited. L'expérience l'inspire. Dès son retour en Inde, la jeune femme lance Biocon India – un bras de l'entreprise irlandaise qui finira par devenir indépendant.

Les débuts sont modestes, et Kiran Mazumdar essuie plusieurs refus des banques à qui elle demande des prêts. Mais en 1979, dans un laboratoire de fortune installé dans son garage, la jeune femme parvient à extraire un enzyme de la papaye et découvre qu'il peut servir à attendrir la viande et clarifier la bière.

L'industrie biotechnologique de l'Inde était née.

La découverte catapulte Biocon sur une lancée surprenante. La même année, la société devient la première entreprise indienne à exporter des enzymes aux États-Unis et en Europe.

Mme Mazumdar-Shaw se met à extraire des enzymes de toutes sortes de produits biologiques et leur découvre des applications autant dans les industries du textile que des pâtes et papiers.

«J'étais très enthousiaste, se rappelle Mme Mazumdar-Shaw. Je voulais remplacer la chimie par la science des enzymes.»

Les affaires sont bonnes. Mais sans crier gare, Kiran Mazumdar-Shaw décide subitement de changer de cap.

«Au milieu des années 1990, j'ai réalisé que les enzymes représentaient un domaine d'affaires limité pour moi. Le marché international des enzymes spécialisés était relativement petit. J'ai calculé que même si j'en raflais 50%, je ne pourrais pas faire grandir mon entreprise au-delà de 100 millions de dollars.»

Mme Mazumdar-Shaw a une autre idée en tête: utiliser la puissance de la biotechnologie pour fabriquer de nouveaux médicaments. Elle comprend instinctivement tout le potentiel offert par cette industrie... mais aussi tous les risques qu'elle renferme.

«Je savais que la biopharmaceutique était très différente de la science des enzymes. Les risques d'affaires sont plus élevés, le temps de développement des produits beaucoup plus long, les barrières réglementaires, beaucoup plus importantes.»

Elle décide de se faire la main en fabricant des médicaments génériques, des copies de médicaments dont les brevets sont échus. Puis elle se lance dans la création de nouveaux médicaments.

La suite est l'histoire d'un succès. En 2000, Biocon devient la première entreprise indienne à voir l'un de ses médicaments approuvé par la Food and Drug Administration, le chien de garde du lucratif marché pharmaceutique américain. La molécule-vedette est le lovastatin, qui permet d'abaisser le taux de cholestérol.

L'entreprise réussit ensuite à fabriquer de l'insuline humaine à grande échelle, un exploit qui pourrait servir de tremplin à son prochain grand coup. Parce que Biocon espère maintenant devenir la première société à commercialiser de l'insuline sous forme orale, une avancée qui permettrait aux diabétiques de traiter leur condition en avalant des pilules plutôt que d'utiliser des seringues.

Que le projet réussisse ou échoue, Biocon est aujourd'hui la plus grande biotech de l'Inde... et la vingtième en importance sur la planète.

La biotechnologie, le prochain tremplin de l'Inde?

«Regardez ce que veut faire Obama aux États-Unis: il veut abaisser le coût des soins médicaux. C'est la même chose en France, au Royaume-Uni, en Allemagne, chez vous au Canada. Les systèmes de santé de tous les pays occidentaux sont menacés par les hausses de coûts. Et l'Inde peut apporter une réponse à ces problèmes – en concevant des médicaments moins cher, par exemple.»

Kiran Mazumdar-Shaw est formelle: l'avenir de la biotechnologie, c'est en Inde qu'il se trouve. Et à la fois son pays et le reste du monde sortiront gagnant de ce boom.

«La biotech, dit-elle, a le potentiel de devenir aussi importante pour l'Inde que les technologies de l'information», le secteur qui a mis son pays sur la carte et y a fait affluer les multinationales.

Mais elle implore de lui donner du temps.

«La biotechnologie est une industrie très différente de celle des technologies de l'information. Les temps de développement sont plus longs», dit-elle.

Elle donne encore dix ans à l'Inde pour atteindre la masse critique qui lui permettra de devenir un leader international.

«Les opportunités sont là et quelques acteurs comme nous en ont déjà profité. Les autres vont suivre.»

À ses yeux, les deux grands avantages qui ont créé le boom des technologies de l'information en Inde– les bas coûts d'opération et le vaste bassin de scientifiques bien formés – ne pourront faire autrement que de soulever le secteur biotechnologique à son tour.

«Et si on peut utiliser la R&D indienne pour produire à coût raisonnable la prochaine pilule qui va sauver des vies, c'est le monde entier qui va en bénéficier», dit-elle.

Cette mission, elle y participe activement. En s'engageant au sein d'une myriade d'organismes privés et publics, dont plusieurs ont l'oreille du gouvernement, Mazumdar-Shaw a fortement contribué à façonner la stratégie de l'Inde en matière de biotechnologie.

Aujourd'hui, si elle est fière d'avoir fondé la première entreprise biotechnologique de l'Inde, sa plus grande satisfaction est d'en avoir entraîné d'autres dans son sillage.

«Vous ne pouvez pas grandir seul, explique-t-elle. Pour créer un dynamisme, vous avez besoin d'une grappe d'entreprises. C'est de cette façon que les infrastructures se bâtissent, que le talent se forme, que les synergies naissent.»

Mme Mazumdar-Shaw rappelle que son pays est déjà une plaque tournante de la fabrication de médicaments génériques. «Ce qui a changé, c'est que l'Inde peut maintenant faire de la recherche et du développement abordable. Et quand je dis abordable, je veux dire utiliser un avantage économique pour livrer de la qualité. Faire de la basse qualité à bas coût, ce n'est pas intéressant. Mais si je peux concurrencer les meilleurs au monde en étant moins cher...»

C'est ce qu'elle estime avoir accompli avec son entreprise. «Aujourd'hui, nous avons le sentiment que Biocon peut sérieusement concurrencer les meilleurs sur la scène internationale.»

Son message aux jeunes entrepreneurs qui veulent suivre ses pas est simple.

«Je dit toujours que si je l'ai fait, n'importe qui peut le faire. J'ai eu tous les problèmes du monde en temps que femme. Mais j'ai réussi à les surmonter. Regardez ceux qui ont bâti les entreprises du savoir en Inde – que ce soit nous, Infosys (un géant indien des technologies de l'information) ou d'autres. Nous étions tous des gens instruits de la classe moyenne, avec des ressources très limitées, sans connexions politiques, souvent sans formation en affaires. Mais nous étions passionnés et nous avions ce grand rêve de bâtir quelque chose.»

Une militante marginale

«Militante.» Le mot revient immanquablement quand on parle de la fondatrice de Biocon. Qu'est-ce qui fait courir Kiran Mazumdar-Shaw?

Elle répond en pointant les bâtiments de son entreprise nichée au coeur de la Cité Électronique, le parc industriel ultramoderne de Bangalore.

«Vous venez ici, sur notre campus, et vous pourriez être n'importe où au monde. Mais aussitôt que vous sortez et que vous mettez le pied sur la route, là-bas, vous êtes en Inde, n'est-ce-pas?», lance-t-elle en désignant le chaotique et toujours très congestionné boulevard Hosur, bordé de cabanes et de mendiants.

«Pourquoi faut-il qu'il y ait ce fossé? Pourquoi l'extérieur ne pourrait-il pas être aussi développé et aussi intéressant que l'intérieur?»

Kiran Mazumdar-Shaw est bien consciente du poids qu'amènent sa richesse et son statut. Et elle n'hésite pas à s'en servir.

«Je crois qu'en tant que leader d'opinion, j'ai le droit de discuter avec le gouvernement pour influencer les pensées et les politiques, dit-elle. Sinon le gouvernement croit que tout va bien et qu'il fait les choses comme il faut. Il faut bien lui dire ce qui ne va pas, non?»

Elle travaille en parallèle à mettre sur pied un «microsystème de santé» pour les plus démunis. Tout ça en gérant une multinationale et en cultivant ses multiples passions, dont l'art arrive en tête de liste.

«Mon style et ma gestion sont très différents de ce qui est habituel en Inde, admet-elle. Et je crois que ça explique en grande partie notre succès en affaires. Un entrepreneur doit constamment évaluer, évoluer et se réaligner. Ça a toujours été mon style, en tout cas.»

«En Occident, on voit souvent des entrepreneurs bâtir des compagnies avec le motif clair de se retirer quand elle a atteint une certaine taille. Je crois que dans l'Est, on croit vraiment dans le fait de bâtir des compagnies qui vont durer. Il y a ce sentiment de vouloir laisser un héritage.»