Troy Deckcio fait partie de cette nouvelle génération d'Albertains qui gagnent - très bien - leur vie dans l'industrie pétrolière.

Depuis quatre ans, le jeune homme dans la vingtaine construit des chemins reliant les sites d'extraction de pétrole à la route. Jusqu'à l'an dernier, son entreprise était florissante. En six mois, il a vu son chiffre d'affaires s'effondrer de moitié. C'est probablement pourquoi il a le temps de flâner au West Edmonton Mall avec sa femme un lundi après-midi, au lieu d'être au boulot dans la région de Fox Creek, à trois heures au nord-ouest de la capitale de l'Alberta.

 

«Je travaille presque autant, mais j'ai la moitié moins d'employés sous mes ordres, dit-il. Il faut s'attendre à des hauts et des bas dans cette industrie, mais j'espère que ça reprendra bientôt.»

Troy Deckcio n'est pas le seul à s'inquiéter de l'état de l'économie albertaine, sensible aux fluctuations de l'or noir qui oscille entre 33 $US et 49 $US le baril depuis deux mois - aussi bien dire à des années-lumière du sommet de 147 $US atteint le 11 juillet dernier. Depuis une semaine, le baril s'échange sous la barre des 35 $US, soit le coût de production du pétrole conventionnel en Alberta.

Les vieux routiers comme Gerry Protti, qui a fondé l'Association canadienne des producteurs de pétrole en 1992, voient les mêmes chiffres alarmants. Ils maîtrisent toutefois mieux leurs émotions.

«Certains d'entre nous sont assez vieux pour se rappeler les effets d'un ralentissement de l'économie et du prix du pétrole sur l'industrie, mais toute une génération d'Albertains sur le marché du travail n'a pas connu ça, dit M. Protti, aujourd'hui vice-président aux affaires corporatives chez EnCana, géant du gaz naturel et des sables bitumineux dont le siège social est situé à Calgary. Pour ces nouveaux travailleurs, ce sera tout un apprentissage.»

Un apprentissage à la dure, car les sociétés du secteur de l'énergie réduiront de 32 % leurs investissements en 2009. Au lieu de nouveaux projets de 50 milliards comme l'an dernier, l'Alberta devra se contenter d'investissements de 34 milliards. Une diminution attribuable en grande partie aux coûts d'exploitation des sables bitumineux, plus élevés que ceux du pétrole traditionnel. Cette année, les investissements dans les sables bitumineux passeront de 20 à 10 milliards.

«Les entreprises espèrent que la récession sera de courte durée, mais ils se préparent à une longue récession», dit Greg Stringham, vice-président du marché pétrolier à l'Association canadienne des producteurs de pétrole.

Au banc des accusés

Devant le ralentissement du secteur-clé de leur économie, les Albertains cherchent des coupables. En premier lieu : l'incertitude entourant le prix de l'or noir, dont les soubresauts rendent difficile la planification de projets de milliards de dollars. À 40 $ le baril, les entreprises y pensent à deux fois avant d'allonger de telles sommes. «Il en coûte présentement de 30 $ à 35 $ pour exploiter un puits de pétrole conventionnel, dit Greg Stringham. Le baril à 147 $ a été favorable à leurs finances à court terme, mais il a aussi fait exposer les coûts de production. Le prix du pétrole a baissé récemment, mais pas les coûts de production. Actuellement, les entreprises sont capables de couvrir leurs coûts d'exploitation, mais pas de rembourser leurs investissements.»

Le milieu financier est également montré du doigt, la crise du crédit ayant rendu le financement des projets pétroliers plus difficile. «Avant, les entreprises allaient voir les banques qui leur prêtaient de l'argent parce que tout le monde savait que le prix de l'essence allait augmenter à un moment donné, dit Greg Stringham. Maintenant, les pétrolières n'ont plus accès au financement des banques. Elles doivent vivre à la hauteur de leurs moyens. C'est un phénomène nouveau pour elles.»

Aussi au banc des accusés : le gouvernement albertain, qui a haussé de 25 % les redevances de l'industrie pétrolière et gazière payées à la province en octobre 2007. Le nouveau système de redevances, en vigueur depuis janvier, rapportera 1,4 milliard de plus annuellement à la province. Le gouvernement d'Ed Stelmach a bien tenté d'adoucir sa position en se privant par la suite de revenus de 1,8 milliard sur cinq ans, mais le mal était fait selon les représentants de l'industrie. « Le ralentissement économique a commencé en octobre 2007 avec la décision du gouvernement sur les redevances, dit Gerry Protti, vice-président aux affaires corporatives chez EnCana. Les effets de cette décision ne se sont pas fait sentir immédiatement car le prix du pétrole était très élevé, mais ça a détruit la confiance des investisseurs. «

L'industrie pétrolière fait valoir que le niveau d'activité chutera de 30 % en Alberta cette année alors qu'elle sera relativement stable dans les provinces voisines (+6 % en Saskatchewan et -5 % en Colombie-Britannique). Des trois provinces, l'Alberta est celle qui verra ses investissements diminuer le plus (-32 % en Alberta contre -30 % en Saskatchewan et -25 % en Colombie-Britannique). «Le nouveau régime de redevances a incité les entreprises à investir en Saskatchewan», dit Rick George, PDG de Suncor Energy, l'une des cinq plus grandes pétrolières au pays.

À la défense du gouvernement

L'indignation des pétrolières ne fait pas l'unanimité dans le milieu des affaires. À Edmonton, même la chambre de commerce a pris la défense du gouvernement. «Le gouvernement a pris la bonne décision même si le débat a été très émotif, dit le président sortant Patrick LaForge, aussi PDG des Oilers d'Edmonton. Les nouvelles redevances permettront d'aider nos communautés. L'industrie pétrolière ne doit pas oublier que sans communautés, il n'y aurait pas d'industrie du pétrole.»

La ministre des Finances de l'Alberta, Iris Evans, se défend d'avoir contribué au déclin de son industrie phare. «Personne dans la rue ne croit vraiment que le nouveau système de redevances a quelque chose à voir avec le ralentissement économique, dit-elle. Le ralentissement est plutôt dû à un tsunami international.»

De toute façon, le procès d'intention que les pétrolières veulent intenter au gouvernement Stelmach risque d'être de courte durée si le cours de l'or noir finit par remonter, comme le croit la majorité des Albertains. «Dire que l'économie de l'Alberta est en danger, c'est comme dire que l'Arabie Saoudite aura des difficultés économiques au cours de la prochaine décennie, dit Patrick LaForge. Ça n'arrivera tout simplement pas.»

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34 milliards$

Investissements des sociétés du secteur de l'énergie en Alberta en 2009

50 milliards$

Investissements des sociétés du secteur de l'énergie en Alberta en 2008

Source: Association canadienne des producteurs de pétrole

 

LE TOP 5 DES PÉTROLIÈRES ALBERTAINES

1 - Canadian Natural Ressources (Calgary)

Production (barils par jour, en 2007)

520 000

Profits (milliards, en 2008) 2,6

Marge de profit (en 2008) 23%

2 - EnCana (Calgary)

Production (barils par jour, en 2007)

490 000

Profits (milliards, en 2008) 6,3

Marge de profit (en 2008) 22%

3 - Husky Energy (Calgary)

Production (barils par jour, en 2007)

360 000

Profits (milliards, en 2008) 3,8

Marge de profit (en 2008) 15%

4 - Imperial Oil (1) (Calgary)

Production (barils par jour, en 2007)

350 000

Profits (milliards, en 2008) 3,9

Marge de profit (en 2008) 13%

5 - Suncor Energy (Calgary)

Production (barils par jour, en 2007)

308 000

Profits (milliards, en 2008) 2,1

Marge de profit (en 2008) 7%

(1) Imperial Oil est détenue à 69,5% par la pétrolière américaine Exxon. Note : Profits en dollars canadiens. Sources : Association canadienne des produits pétroliers, résultats financiers des pétrolières.