Depuis quelques années, Peter Wohlleben et Suzanne Simard passionnent le public avec leurs ouvrages et conférences sur la vie sociale des arbres. Coup sur coup, trois critiques scientifiques de leurs thèses viennent d’être publiées. Au cœur du débat : le type de gestion préconisé pour les forêts.

L’ingénieur forestier allemand

Peter Wohlleben a longtemps été ingénieur forestier en Allemagne. Il est maintenant auteur à succès, grâce notamment à son best-seller La vie secrète des arbres, vendu à plus d'un million d’exemplaires seulement dans la patrie de Goethe. Convaincu que les arbres sont altruistes et communiquent entre eux par des écosystèmes souterrains de champignons mycorhiziens, il propose de limiter la coupe de bois avec de l’équipement lourd qui, selon lui, endommage les sols. Il avance que notre connaissance des végétaux est bien imparfaite et qu’il est « arbitraire » de les séparer comme on le fait de l’ordre animal. M. Wohlleben a en outre été nommé à un comité-conseil sur la reforestation de l’Organisation des Nations unies (ONU).

PHOTO TIRÉE DU SITE DE PETER WOHLLEBEN

Peter Wohlleben

La biologiste de la côte Ouest

Les ancêtres de Suzanne Simard étaient bûcherons sur la côte ouest canadienne. Aujourd’hui, la biologiste de l’Université de la Colombie-Britannique popularise la thèse de « l’arbre-mère », qui prend soin de ses rejetons notamment en les nourrissant à travers des réseaux de champignons mycorhiziens (des filaments de champignons le long des racines des arbres – du grec mykes, champignon, et rhiza, racine).

PHOTO TIRÉE DU SITE DE L’UNIVERSITÉ DE COLOMBIE-BRITANNIQUE

Suzanne Simard

En 1997, dans une publication-choc dans Nature, Mme Simard a décrit comment le carbone était transporté d’un arbre à l’autre par des voies souterraines, soit du transport par le sol (soil pathways), par des réseaux mycorhiziens et par les racines. Nature a surnommé « Wood Wide Web » cette communication entre arbres. Mme Simard détaille ses thèses dans le livre À la recherche de l’arbre-mère et dans de nombreuses conférences – elles ont même été citées dans la série à succès Ted Lasso. Suzanne Simard a, en outre, écrit une postface élogieuse dans la version anglaise d’un livre de M. Wohlleben.

Écoutez un TED talk de Suzanne Simard (en anglais)

Trois salves

Des critiques des thèses de Mme Simard ont été publiées en février dans Nature Ecology & Evolution, en juillet dans New Phytologist, et finalement fin septembre dans Trends in Plant Science, par une trentaine de chercheurs européens et nord-américains, qui remettent aussi en question le discours de M. Wohlleben.

« L’idée que les arbres prennent soin les uns des autres et communiquent au moyen des réseaux mycorhiziens est très séduisante », indique Christian Messier, biologiste de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) qui est un coauteur de l’étude de Trends in Plant Science. « Ça humanise, ça anthropomorphise la vie végétale. Mais les fondements scientifiques de cette thèse sont soit totalement absents, soit controversés sur le plan scientifique. Ces fausses interprétations de la nature peuvent finir par nuire, plutôt qu’aider la cause admirable de la protection des forêts. »

Écoutez les auteurs de l’étude de Nature Ecology & Evolution (en anglais)

L’a b c des réseaux mycorhiziens

Les réseaux mycorhiziens (MRN ou CMN, selon deux sigles anglais utilisés par les chercheurs) sont des filaments de champignons plus petits qu’un millimètre, qui courent sous le sol des forêts et relient les arbres. Ils ont été découverts dans les années 1960. Les champignons dépendent des arbres pour avoir de l’énergie sous forme de carbone, et aident les arbres à tirer l’azote et d’autres nutriments du sol.

L’étude des réseaux mycorhiziens est compliquée par le fait que les racines de différents arbres sont aussi interreliées.

Il est difficile de distinguer ce qui transite par les réseaux mycorhiziens et par les autres processus souterrains, dont les contacts entre racines et les autres processus de transport par le sol.

Justine Karst, de l’Université de l’Alberta, auteure principale de l’étude de Nature Ecology & Evolution

La coauteure

Melanie Jones, aussi de l’Université de la Colombie-Britannique, était coauteure de l’étude-choc de Mme Simard en 1997. Elle a cosigné la critique publiée en février dans Nature Ecology & Evolution. « Je pense aujourd’hui que notre expérience de 1997 avait un problème de groupe contrôle, dit Mme Jones. Nous n’aurions pas dû conclure que les réseaux mycorhiziens avaient un tel impact. »

Depuis, les preuves d’un tel rôle des réseaux mycorhiziens n’ont pas été faites.

Il y a eu 28 essais sur le terrain et seulement 5 d’entre eux sont positifs. On ne peut pas dire que la thèse du Wood Wide Web a été démontrée.

Melanie Jones, de l’Université de la Colombie-Britannique

Ces 28 essais ont vérifié si la connexion avec des réseaux mycorhiziens augmente la probabilité de survie ou la croissance des jeunes pousses. Dans 21 des 28 essais, la connexion avec des réseaux mycorhiziens n’augmentait pas du tout la survie ou la croissance, et dans 2 des 28 essais, ils avaient un effet positif qui était annulé par d’autres processus souterrains négatifs pour la survie ou la croissance des jeunes pousses.

« On peut avoir des résultats différents dans différentes forêts, répond Mme Simard. Cela n’infirme pas mes travaux de recherche publiés dans des revues avec comité de révision. »

La gestion des forêts

En entrevue avec La Presse, Mme Simard dit que « ces 35 chercheurs nous distraient des questions importantes ; il nous faut une nouvelle approche pour gérer les forêts ». Selon elle, cette nouvelle gestion des forêts doit tenir compte des écosystèmes souterrains, éviter les coupes à blanc en préservant entre 10 % et 60 % des arbres existants selon les espèces et les caractéristiques climatophysiques régionales, et préserver la quantité de carbone présente dans le sol.

Pour protéger les sols, M. Wohlleben propose que la récolte du bois se fasse avec des chevaux et en transférant par câbles (ropeways) les arbres coupés vers les camions sur les routes. « Il faut éviter que l’extraction du bois endommage les sols », dit-il en entrevue.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Les débats sur la communication entre arbres ont un impact sur les débats sur l’exploitation forestière.

François Laliberté, président de l’Ordre des ingénieurs forestiers du Québec, estime que l’idée que les arbres communiquent entre eux et s’entraident « est basée sur à peu près pas d’études ». « Ce qu’on voit sur le terrain, c’est la concurrence entre les arbres. » Cela dit, il estime que leurs positions en faveur d’une exploitation plus « douce » des forêts sont reflétées dans les débats entre ingénieurs forestiers au Québec.

Deux études

En entrevue, M. Wohlleben reproche aux auteurs des trois critiques scientifiques de ne tenir compte « que de 1 % des études du domaine ». Il a fourni à La Presse deux sources scientifiques étayant deux passages de son livre.

Dans le premier, M. Wohlleben soutient que les arbres vivants maintiennent en vie, par les CMN et leurs racines, les souches mortes pendant plusieurs siècles. « Les belles amitiés qui vont jusqu’à alimenter une souche en substances nutritives s’observent uniquement dans les forêts naturelles », écrit-il.

« C’est une très mauvaise interprétation de mon travail », répond Sebastian Leuzinger, de l’Université de technologie d’Auckland, en Nouvelle-Zélande, qui est un coauteur de l’étude d’iScience de 2019 citée à l’appui de ce premier passage.

Les arbres et les souches mortes sont reliés par leurs racines. Les arbres vivants n’ont aucune manière de savoir qu’un autre arbre est mort. Alors les nutriments et l’eau continuent de transiter par les racines communes. C’est un accident, pas de l’altruisme.

Sebastian Leuzinger, de l’Université de technologie d’Auckland, en Nouvelle-Zélande

Dans le deuxième passage, M. Wohlleben s’insurge contre la récolte des arbres des forêts tous les 60 à 120 ans, pour maximiser leur productivité et leur absorption du CO2 atmosphérique, un gaz à effet de serre. « Plus les arbres sont vieux, plus ils poussent vite », affirme-t-il.

Mark Harmon, de l’Université d’État de l’Oregon, l’un des coauteurs de l’étude de 2014 de Nature citée par M. Wohlleben en appui à ce passage, estime « inapproprié » de l’appliquer à une forêt entière. « Il est vrai que les vieux arbres poussent plus vite. Mais pendant ce temps, d’autres arbres meurent. Donc, il existe un moment idéal pour maximiser la récolte de bois, avant que trop d’arbres meurent, tout en profitant de la croissance plus rapide des arbres plus vieux. »

Le directeur de thèse

Dave Perry, professeur émérite à l’Université d’État de l’Oregon, a supervisé le doctorat de Suzanne Simard. Encore actif dans le domaine, il défend son ancienne étudiante. M. Perry a répondu par écrit à des questions par courriel de La Presse, des problèmes d’ouïe compliquant une entrevue. « L’hypothèse de l’arbre-mère de Suzanne est encore au stade d’hypothèse, dit-il. Les critiques de Karst [l’étude de Nature Ecology & Evolution] et Henricksson [l’étude de New Phytologist] soulignent des problèmes scientifiques légitimes, même si je crois que Karst et al. a jeté le bébé avec l’eau du bain. »

M. Perry estime que Mme Simard est l’une des « leaders » d’une « révolution scientifique » qui touche la biologie. « Nous passons du réductionnisme cartésien à l’étude des dynamiques des systèmes complexes, et de la concurrence comme moteur unique de l’évolution à l’étude des avantages de la coopération. »

Le biologiste de l’Oregon souligne aussi que les critiques d’« anthropomorphisme » à l’égard de Mme Simard et de M. Wohlleben reflètent aussi un occidentalocentrisme scientifique. « Une partie de mes ancêtres sont athabascans [des peuples autochtones de la côte Ouest] et croyaient que les arbres sont des êtres spirituels puissants », dit M. Perry.