(Washington) La quête de diversité et d’inclusion a généré son lot de controverses dans le milieu scientifique ces derniers temps. Au dernier congrès annuel de l’Association américaine pour l’avancement des sciences (AAAS), au début de mars à Washington, les éditeurs de grandes revues scientifiques débattaient de la question.

Tiers-monde

PHOTO TADEJ ZNIDARCIC, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

L’université Makerere, à Kampala, capitale et plus grande ville de l’Ouganda

Entre 2018 et 2021, la proportion de femmes parmi les scientifiques proposant des études aux revues du groupe Science est passée de 20 % à 30 %. À l’Union américaine de géophysique (AGU), qui publie plusieurs revues scientifiques, la proportion de femmes recevant des prix pour leurs publications est passée de 20 % à 40 % entre 2014 et 2021. Cochrane, un groupe qui publie des « revues systématiques » de littérature dans le domaine médical, a fait doubler à 17 % la proportion de membres de son C.A. qui proviennent du tiers-monde.

« Nous sommes conscients que certains groupes, par exemple les personnes racisées, les femmes et les minorités de genre, sont sous-représentés parmi nos auteurs », souligne Mia Ricci, directrice des publications à l’AGU, qui a fait une présentation lors du dernier congrès de l’AAAS à Washington.

PHOTO TIRÉE DU SITE WEB DE L’AGU

Mia Ricci, directrice des publications de l’AGU

Nous faisons des efforts importants pour augmenter la proportion de minorités parmi nos employés et parmi nos réviseurs. L’un de nos principaux buts est d’augmenter la proportion de réviseurs et idéalement d’auteurs en provenance du tiers-monde.

Mia Ricci, directrice des publications de l’AGU

Aider les chercheurs du tiers-monde à publier et à devenir réviseurs permet en outre d’éviter la fuite des cerveaux vers les pays riches, note Shan Mukhtar, de l’éditeur scientifique Wiley, qui animait la séance de l’AAAS. « Réduire les barrières à la publication et aux mandats de réviseurs des chercheurs du tiers-monde est l’un des principaux objectifs de l’Engagement commun pour la diversité, un mouvement lancé en 2020 par la Société chimique royale auquel 47 éditeurs ont souscrit jusqu’à maintenant », note Mme Mukhtar, qui est directrice de la diversité, équité et inclusion pour la recherche de Wiley. Les grandes publications scientifiques soumettent généralement les études qui leur sont soumises à des réviseurs, qui décident ensemble si elles seront publiées.

Quotas

Il y a un an, l’affichage de postes réservés aux femmes, aux autochtones, aux personnes ayant un handicap et aux minorités visibles à l’Université Laval a fait les manchettes. Mais les grandes revues scientifiques n’envisagent pas de moyens coercitifs comme des quotas pour hausser la diversité parmi leurs auteurs. Mme Mukhtar hésite quand on lui pose la question sur des quotas à Wiley. « Nous ne remettons pas en question nos pratiques de publication de base, dit-elle. Nous misons plutôt sur les interventions sur nos systèmes internes pour rendre l’accès à la publication plus facile et éliminer les préjugés (biais) potentiels contre certains groupes d’auteurs. » Même chose – et même hésitation – au sujet des quotas de la part de Mme Ricci de l’AGU. « C’est une question intéressante, dit Mme Ricci. Nous n’avons pas de politique précise, mais nous envoyons une lettre aux réviseurs pour qu’ils tiennent compte de leurs préjugés potentiels dans leur évaluation d’une étude. » La discussion entre les présentateurs à Washington et les questions de la salle n’ont pas abordé le débat sur la discrimination positive pour augmenter la diversité dans le corps professoral des universités américaines. « Je pense que tout le monde voulait une discussion productive où les différentes publications scientifiques discuteraient des défis de la diversité », dit Mme Mukhtar.

Langues

La présentation de la grande patronne de Cochrane, Karla Soares-Weiser, mettait l’accent sur la diversité des langues. Mais il ne s’agit pas de la langue de rédaction des études, mais plutôt des traductions des « revues systématiques », qui font le point sur les meilleurs traitements pour certaines maladies.

PHOTO TIRÉE DU SITE WEB DE COCHRANE

Karla Soares-Weiser, éditrice en chef de Cochrane

Une quinzaine de langues de traduction ont été introduites dans les dernières années, a dit Mme Soares-Weiser, qui est d’origine brésilienne. Plus de 90 % des revues systématiques sont traduites en espagnol, et 60 % en français. Pour ce qui est des études qui sont incluses dans les revues systématiques de Cochrane, plus de 95 % sont en anglais et seulement 0,3 % en français.

Nous faisons des efforts pour faciliter l’acceptation d’études écrites par des gens dont l’anglais n’est pas la langue maternelle. Nous faisons aussi la promotion de l’écriture inclusive pour les pronoms pour chercheurs issus de minorités de genre.

Shan Mukhtar, de l’éditeur scientifique Wiley

Coûts

Un autre effort important est fait pour faciliter l’accès aux publications scientifiques par les chercheurs du tiers-monde. « Nous faisons des efforts à la fois pour réduire le coût des abonnements, mais aussi pour subventionner les coûts de préparation des manuscrits par les chercheurs pour qui c’est un obstacle », dit Mme Ricci.

Mentorat

L’une des avenues prometteuses pour stimuler l’activité de réviseurs du tiers-monde est le mentorat. « Nous avons lancé en 2022 un programme de corévision qui a eu un grand succès, avec 700 participants du tiers-monde en seulement 10 mois, dit Mme Ricci. Nous avons aussi du mentorat pour la rédaction d’études, pour les auteurs. »

Réticences

L’un des problèmes dans la lutte pour augmenter la diversité dans les revues scientifiques est la réticence des chercheurs à fournir des données. « Seulement le quart des auteurs répondent à notre questionnaire volontaire, dit Mme Ricci. Il semble y avoir une crainte selon laquelle dévoiler des données d’origine ethnique ou d’orientation sexuelle pourrait être nuisible à leur carrière. » Même aux États-Unis ? « Il semble y avoir un changement de culture, les gens sont plus réticents à dévoiler des données personnelles », estime Mme Mukhtar.

Classes

À une autre séance sur la diversité dans le monde de la recherche scientifique, un chercheur de l’Université de Montréal, Vincent Larivière, a dévoilé des résultats sur la sous-représentation des femmes et des minorités ethniques dans les universités américaines. « C’est un problème avec énormément de ramifications, dit M. Larivière. Par exemple, entre mars et août 2020, le nombre de chercheuses qui étaient l’auteur principal d’une étude a chuté de 20 % à 25 %. C’est peut-être à cause de la surcharge de travail pour les femmes, avec les enfants qui faisaient l’école à la maison. Et d’une manière plus générale, une chercheuse qui est auteure principale va être 10 % moins citée qu’un collègue masculin. » Au niveau de la sous-représentation des minorités ethniques en recherches, certaines études ont récemment mis l’accent sur l’impact des classes sociales : par exemple, parmi les chercheurs issus de minorités visibles, ceux qui sont les premiers de leur famille à fréquenter l’université représentent une proportion plus élevée. « C’est sûr que la classe sociale a un rôle à jouer dans la sous-représentation des minorités ethniques, dit M. Larivière. Mais même si on en tient compte, il y a quand même une sous-représentation importante. »

L’exemple du Lancet

En 2018, le journal Lancet Infectious Diseases avait 5 femmes et 22 hommes à son conseil éditorial. Le rédacteur en chef, John McConnell, a écrit à 11 des hommes du conseil pour leur rappeler l’importance d’un meilleur équilibre entre les sexes. Dix d’entre eux ont alors décidé de démissionner et le conseil éditorial est passé à la parité.

En savoir plus
  • 21 %
    Proportion de la main-d’œuvre canadienne qui faisait partie d’une minorité visible en 2020
    Source : Université Western Ontario
    33 %
    Proportion des ingénieurs canadiens qui faisaient partie d’une minorité visible en 2020
    Source : Université Western Ontario
  • 20 %
    Proportion de femmes parmi les nouveaux diplômés en génie au Canada en 2018
    Source : Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie (CRSNG)