Chaque année au Québec, des centaines de milliers de livres neufs sont détruits par les distributeurs, à leur suggestion ou à la demande des éditeurs. La « mise au pilon », une étape méconnue de la chaîne du livre, soulève des enjeux de surproduction et de gaspillage. Mais selon plusieurs acteurs de l’industrie, il en va de la vitalité du marché québécois et de ses artisans.

« C’est un mal nécessaire », explique Daniel Bertrand, directeur général du Groupe Bertrand Éditeur, qui publie des romans et des biographies grand public.

Pourquoi un mal ? « Parce que les ressources sont de plus en plus rares. Le prix du papier augmente en flèche et on essaie de rouler le plus serré possible pour éviter le pilon. »

Pourquoi « nécessaire » ? « On souhaite toujours imprimer ce qu’on pense pouvoir mettre en marché, en gardant un talon pour d’éventuels réassorts [réapprovisionnements], mais ça reste spéculatif », répond M. Bertrand.

Bien malin l’éditeur qui n’a jamais raté la cible.

Les stocks excédentaires des éditeurs, s’ils étaient donnés à gauche et à droite, risqueraient de noyer le marché du livre québécois et de dévaloriser le travail d’auteur, s’entendent les acteurs de l’industrie.

Des tonnes d’ouvrages neufs finissent donc immanquablement dans un conteneur, faute d’acheteurs. « Il y a un enjeu pédagogique », souligne Tania Massault, directrice générale aux Éditions Alto et présidente du Comité spécial sur l’écologie du livre de l’Association nationale des éditeurs de livres.

Quand on dit aux gens qu’un livre est détruit, il y a une réaction intense. C’est un objet culturel qui a une valeur émotionnelle très forte. Il y a une grande incompréhension.

Tania Massault, présidente du Comité spécial sur l’écologie du livre de l’Association nationale des éditeurs de livres

Sans cœur, les éditeurs ? « C’est l’affaire la moins l’fun au monde de devoir détruire des livres pour lesquels on s’est engagé financièrement, émotivement et créativement », rectifie Marc-André Audet, fondateur et patron des éditions Les Malins, habituées aux succès en librairie.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

L’Association nationale des éditeurs de livres mène un projet-pilote avec l’entreprise Rolland (Sustana) pour revaloriser le pilon afin d’en faire du nouveau papier imprimable.

Pénurie de papier et coût d’impression

Face à la pénurie de papier, les éditeurs n’ont-ils pas été tentés, dans la dernière année, de hausser les tirages, question d’éviter d’éventuels retards de réimpression ?

« Assurément, acquiesce M. Bertrand, dont la maison d’édition chapeaute notamment Les éditeurs réunis et Les éditions JCL. Mais on ne le fait pas aveuglément. On doit sans cesse resserrer nos stratégies pour éviter le pilon, parce que c’est un cercle vicieux : on imprime plus, on a moins de papier, on a moins de papier, on veut imprimer plus. »

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Marc-André Audet, fondateur et patron des éditions Les Malins

Le coût de production d’un livre a explosé de façon hallucinante, surtout à cause du prix du papier. Ça a monté davantage en 3 ans que dans les 25 années précédentes.

Marc-André Audet, fondateur et patron des éditions Les Malins

Évidemment, faire imprimer 5000 exemplaires d’un livre plutôt que 500 entraîne une économie d’échelle. Mais encore faut-il les vendre… « L’industrie est très tentée d’augmenter les tirages pour que les tableaux Excel montrent que les ratios sont bons », note M. Audet, des Malins.

Pour cette raison, il s’attend à « beaucoup de pilon » dans les prochaines années. Ce pilon de masse pourrait venir à bout des économies des éditeurs en même temps que les livres qui y passent.

Un phénomène mal quantifié

La décision finale de sacrifier un stock « dormant » appartient aux éditeurs, mais ce sont les distributeurs qui exécutent le pilon.

En France, ce sont plus de 140 millions de livres neufs qui prennent le chemin du recyclage chaque année, selon une étude du Bureau d’analyse sociétale pour l’information citoyenne et les données du Syndicat national des éditeurs.

Et au Québec ? Impossible de le savoir précisément, puisqu’aucune organisation ne compile ces données potentiellement explosives. Les distributeurs sont « très frileux » à l’égard du sujet, explique Tania Massault. Depuis deux ans, elle tente d’obtenir des données fiables, en vain.

Environ le tiers des nouveautés acheminées dans les librairies du Québec seront retournées à l’expéditeur, selon des données publiées par l’Observatoire de la culture et des communications en août 2021.

Selon nos calculs, ce sont donc de 5 à 10 millions d’exemplaires neufs qui ont retrouvé, en 2020, les entrepôts des distributeurs après avoir passé quelques mois chez un détaillant. Quelle proportion de ces stocks finit en ballots de papier ? Dans l’Hexagone, elle est de 60 %, selon le Syndicat national de l’édition, qui regroupe quelque 700 maisons d’édition.

Bien que ces ratios seraient moindres au Québec, nous pouvons aisément déduire que les livres neufs qui y sont détruits chaque année se chiffrent en millions.

« Ça me fait penser exactement au gaspillage alimentaire, dit Karel Ménard, directeur général du Front commun québécois pour une gestion écologique des déchets. On surproduit pour ne pas être en manque, mais ça induit inévitablement des pertes. Le domaine littéraire n’échappe pas à ça. »

Stratégie marketing

« Plus tu es un éditeur grand public, plus l’effet marketing est important. Si, lors de la mise en marché, j’ai une pile de six livres dans une librairie, je vais peut-être en vendre quatre, note M. Bertrand, du Groupe Bertrand Éditeur. Mais si j’avais eu quatre exemplaires, je n’aurais sans doute pas vendu les quatre. Les six étaient nécessaires ; ça ne veut pas dire que les deux autres vont se retrouver au pilon. Il faut que la pile soit plus grosse que ce qu’on s’attend à vendre raisonnablement. »

Le pilon guette surtout les livres « qui ont un rythme de vie extrêmement rapide », explique Anthony Glinoer, professeur à la Faculté des lettres et des sciences humaines de l’Université de Sherbrooke. Le spécialiste de l’histoire du livre et de l’édition cite en exemple les biographies de vedettes et les recueils de recettes.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Comme dans le cas des journaux, des circulaires et de tout autre type de papier et de carton, les stocks excédentaires des éditeurs prennent eux aussi le chemin des usines de recyclage.

Certains livres pratiques disparaissent des librairies au bout de deux, trois ou quatre semaines. Ils apparaissent en masse parce que, effectivement, il y a une stratégie marketing de la part des éditeurs et des librairies. Ce sont souvent les livres qui se trouvent pilonnés en cas d’insuccès.

Anthony Glinoer, professeur à la Faculté des lettres et des sciences humaines de l’Université de Sherbrooke

Miser sur l’« effet de pile » est de moins en moins intéressant, note par ailleurs Nadine Perreault, directrice générale de l’entreprise de distribution Diffusion Dimedia. « Les éditeurs me disent que les coûts de production ont augmenté de 25 à 40 % en un an. Il faut avoir les reins très solides pour surproduire. »

Un système de commercialisation unique

En vertu du système d’office, propre au marché francophone, un nombre prédéterminé de livres sont acheminés par les distributeurs dans de nombreux points de vente aux quatre coins du Québec. Après quelques mois, généralement quatre, les librairies choisissent d’acheter ou de retourner les livres invendus et de se les faire rembourser. Pour obtenir un « agrément » auprès du gouvernement du Québec – ce qui donne accès à des programmes d’aide et à la vente aux institutions –, les librairies doivent tenir un « stock minimal de 6000 titres différents, soit 2000 livres publiés au Québec et 4000 publiés ailleurs qu’au Québec ». Les détaillants, peu importe leur emplacement et leur clientèle cible, sont notamment contraints de détenir des centaines de titres dans les catégories « livres scientifiques et techniques », « sciences humaines ou sociales » ou encore « vulgarisation scientifique ». Bien qu’elle favorise le pilon, « c’est aussi cette loi-là qui permet d’offrir une qualité et une quantité littéraires dans tout le territoire du Québec, ce qui est exceptionnel eu égard à la population », explique Nadine Perreault, du distributeur Diffusion Dimedia. « La majorité des gouvernements sont dans cet esprit-là : il faut rendre accessible la culture. »

Lisez « Des solutions de rechange à la mise au pilon »

Précision
Contrairement à ce que nous écrivions dans une version antérieure de ce texte, le directeur général du Front commun québécois pour une gestion écologique des déchets est Karel Ménard et non Karel Mayrand. Nos excuses.

En savoir plus
  • 29 %
    Pourcentage des livres retournés à l’expéditeur par les librairies pour les années 2016 à 2019. Ce pourcentage est de 37 % pour les « grandes surfaces au rabais » (Walmart, Costco, etc.) et de 40 % pour les « autres détaillants », soit les grands magasins, les pharmacies, les quincailleries ou encore les kiosques à journaux.
    Source : Observatoire de la culture et des communications