La sécurité de la Baie-James menacée, des moyens historiques ont été mis en œuvre pour protéger des routes et des villages nichés dans les forêts du Nord normalement laissées en proie aux flammes. Incursion au cœur du complexe Radisson, le plus important déploiement de pompiers forestiers de la région, château fort de la bataille contre les plus gros brasiers jamais observés dans la province.
Il est à peine 7 h et la tension est déjà palpable dans l’amphithéâtre des résidences d’Hydro-Québec à Radisson. Plus d’une centaine de pompiers écoutent avec attention. La majorité d’entre eux sont français et ont été déployés ici il y a à peine une semaine et demie.
Tout le monde a reçu le plan d’action la veille, à 19 h. Il s’agit de faire de petits ajustements, d’harmoniser ses fréquences. Depuis la fin de juillet, le détachement concentre ses efforts sur les bordures des incendies les plus près de Radisson.
Grâce à la pluie et à des efforts continus, le brasier est maîtrisé depuis peu, mais les heures qui arrivent seront critiques. On risque un « crossover ». Ce phénomène météorologique survient si le taux d’humidité dans l’air sec de la Baie-James, mesuré à 30 % en cette journée fatidique, chute sous la valeur de la température. On annonce 24 °C en ce mercredi quasi caniculaire pour le nord de la province.
Les feux en dormance menacent alors de reprendre de la vigueur. Parfois à plusieurs mètres sous terre, des « points chauds » subsistent. La fumée qui s’en dégage parsème l’horizon de la Baie-James. En cas de « crossover », les flammes peuvent renaître et dépasser la cime des épinettes.
De la pluie est attendue d’ici 48 heures. Il faut tenir jusque-là.
« Notre jour J »
« C’est la journée qu’on attendait depuis plusieurs jours. C’est notre jour J, aujourd’hui », martèle le commandant d’intervention Alain Sweeney, 42 ans de carrière à la Société de protection des incendies contre le feu (SOPFEU).
Dans ce grand complexe situé au cœur du village et où sont logés normalement des employés d’Hydro-Québec, les pompiers forestiers ont établi un quartier général de fortune. Alain Sweeney tend la main vers une carte fraîchement imprimée du périmètre des incendies de la région.
Celui qui a débuté en 1981 comme « garde-tour » est catégorique : l’étendue brûlée est historique. « C’est fou. Avant, un feu de 100 hectares, c’était “ correct ” ; quand tu rentrais dans les 1000-2000, ça commençait à être gros. »
Les deux incendies toujours actifs les plus proches de Radisson, tout juste au sud, les 601 et 602, dépassent aujourd’hui 350 000 hectares, la taille de Long Island, dans l’État de New York.
Et les moyens mis en œuvre pour les combattre sont tout aussi historiques, confirment plusieurs témoins des opérations. Deux hélicoptères sont posés dans la cour de l’école à Radisson, le terrain de balle doit rester libre pour en accueillir un autre.
La SOPFEU a même recours à un appareil de type militaire. Il y a 10 ans, les appareils Chinook transportaient les soldats en Afghanistan. Aujourd’hui, l’un d’eux sert à combattre le feu. L’appareil capable de larguer 10 tonnes d’eau a été livré de l’Ouest canadien avec son équipage de neuf personnes.
Cet autobus volant a été essentiel pour les premières attaques lorsque l’épais panache de fumée qui se dégageait de l’incendie empêchait les hydravions de voler. Le Chinook, avec ses deux immenses hélices, pouvait raser le sol.
« L’apocalypse »
Le déploiement impressionne les résidants de Radisson, d’autant que la SOPFEU n’a pas pour mission d’intervenir dans « la zone nordique », dont la grande majorité, y compris la Baie-James, se trouve au nord du 52e parallèle.
L’évacuation complète du village par avion le 14 juillet dernier est encore fraîche dans les mémoires. « Oui, c’est un choc de déménager ici, mais retourner en ville quand tu habites ici, c’est encore pire », dit la serveuse au bar Boréal Meryiam Lessard, qui a passé deux semaines dans l’expectative dans un hôtel non loin de l’aéroport Montréal-Trudeau.
Le village francophone de 166 habitants, le plus au nord du continent, est ceinturé d’un coupe-feu, une bande de terre défrichée sur plusieurs mètres et qu’il est possible d’arroser pour ralentir la progression des flammes.
« C’est un cycle de 100 ans. À tous les 100 ans, la Baie-James passe au feu, c’est naturel. Le problème, c’est qu’ici, à Radisson, ça fait 150 ans que ce n’est pas arrivé », révèle, dans sa caserne, le directeur du service de sécurité incendie de Radisson, Hugo Bondu.
Resté sur place durant l’évacuation de ses concitoyens, tel le capitaine d’un navire, il admet avoir eu chaud. Trois jours plus tôt, le feu s’était approché du village à un rythme de 50 kilomètres en 24 heures, du « jamais vu » pour la SOPFEU, se souvient-il.
« L’apocalypse », laisse-t-il tomber lorsqu’on lui demande de décrire l’ambiance à ce moment.
Le bar Boréal a rouvert ses portes lundi dernier, mais l’achalandage n’est toujours pas au rendez-vous. Les non-résidants n’ont toujours pas le droit d’emprunter la route Billy-Diamond, la seule qui mène à la Baie-James, un trajet de 15 heures de voiture à partir de Montréal. Au camping de Radisson, normalement plein à craquer de touristes à cette période de l’année, c’est le calme plat.
Mais en cette saison historique des incendies de forêt au Québec, plus rien ne semble ordinaire.
À un ratio d’environ un pompier forestier par kilomètre de périmètre du feu, la SOPFEU et ses alliés sont limités. « Tu attaques des points stratégiques », tranche le commandant Alain Sweeney en pointant la bordure nord de l’incendie 601, qui s’est approché à quelques kilomètres du village de Radisson.
Un « mandat clair » lui a été donné de protéger certaines installations critiques dans la région : la route vers la communauté de Wemindji ; l’immense électrode du lac Duncan.
« L’électrode, pour Hydro, c’était vraiment important. On a mis beaucoup d’efforts là. […] C’est la ligne pour les États-Unis », explique Alain Sweeney, au sujet de ce maillon essentiel dans le transport d’électricité jusqu’à Boston en cas de court-circuit sur la ligne de transport électrique.
L’automne en avance
Sur la liste, on compte également la tour de télécommunication à l’aéroport de La Grande-3, qui, protégée par la SOPFEU, s’est tirée indemne du passage du plus grand incendie jamais observé au Québec, le 218, bien à l’est de Radisson.
On l’a dit aussi grand que la Montérégie, de la taille de la Jamaïque, mais les mots manquent réellement pour décrire la vision des 1,2 million d’hectares de taïga brûlés par ce mastodonte.
L’hélicoptère survole le bassin de la centrale La Grande-2. Une fois l’immense plan d’eau franchi, des forêts calcinées ou roussies par les flammes apparaissent jusqu’à l’horizon sur ces terres inhabitées du Moyen-Nord québécois.
On se croirait en automne, mais nous sommes début août. Au milieu des étendues orangées, brunies ou noircies, des tourbières et des rivières ont préservé des grappes d’épinettes qui, par leur teinte encore verte, constellent le paysage telles des étoiles dans un ciel nocturne.
Mais le pourtour de l’aéroport de La Grande-3 y a goûté. La ligne électrique qui l’alimente normalement ayant été atteinte par les flammes, elle est alimentée par génératrice.
Le pilote Christophe Zarragoza pose l’hélicoptère sur la piste en gravier. Entre les murs de l’aérogare, le temps est suspendu dans les années 1980, époque de la construction de cet immense complexe hydroélectrique.
À l’avant-poste, le chef d’aérogare François Lemieux sait tout ce qui se passe dans le ciel de La Grande-3 à des centaines de kilomètres du village le plus proche. « Dès que quelqu’un entre dans la zone, il call », résume-t-il, assis devant son unicom, l’appareil qu’il utilise pour informer les pilotes de la présence de leurs collègues dans le secteur.
Laissé à lui-même
Depuis mai, au rythme de ses gardes de deux semaines seul à cet endroit aux allures de bout du monde, François Lemieux suit avec attention l’évolution de l’incendie 218, qu’il a vu naître. « Au début, personne ne s’en préoccupait vraiment », raconte-t-il, en se remémorant les incendies plus au sud, près de Sept-Îles ou de Chibougamau, qui retenaient alors l’attention du public.
Pour la SOPFEU, ce mastodonte est maintenant « sous surveillance », tandis que sa bordure continue de brûler la « mousse de caribou », le lichen d’un vert quasi fluorescent, typique de la région. Après un printemps historiquement sec, le plancher de la taïga se consume en direction du réservoir de LG-2, sans grande menace.
Le soleil couchant à l’horizon révèle la fumée de certains « points chauds », comme un rappel du danger qui guette.
L’avertissement de l’officier de la SOPFEU Louis Villeneuve à ses collègues assis dans l’amphithéâtre le matin de cette journée fatidique résonne d’autant plus dans la tête des visiteurs. « Nos grands feux sont relativement tranquilles, mais la situation pourrait changer rapidement », insiste-t-il. « Méfiez-vous de ces géants qui dorment. »
La relève d’une vie
La fumée est toujours dense en ce matin du 18 juillet dans la Baie-James. Impossible de se poser à l’aéroport de La Grande-2 en avion. Mais pas question de baisser les bras : la mission est de la plus haute importance pour Hydro-Québec.
Quatre jours plus tôt, en même temps que le village adjacent de Radisson, la centrale a été presque complètement évacuée en raison de l’important panache de l’incendie 218, poussé par des vents du sud-est. Il faut maintenant relever la petite équipe de huit restée sur place.
À elles seules, les centrales électriques La Grande-2 (LG-2) et sa voisine, LG-2A, fournissent le cinquième de l’électricité au Québec. Pas question de la laisser seule, comme on a pu le faire juste avant avec leurs voisines, LG-3 et LG-4, déjà opérées à distance, durant quatre semaines.
Dans le cadre d’une opération inédite déployée par la société d’État, 16 travailleurs ont ainsi réussi à atterrir à plus de 250 km à l’est, avant d’embarquer sur un hydravion pour être déposés sur le réservoir de LG-2.
« On s’en venait ici, mais on ne savait pas trop où on s’en allait. C’était une situation exceptionnelle », raconte l’un de ces « joueurs clés » triés sur le volet, le technicien automatiste Stéphane Châteauvert.
« Avec son sac à dos, il fallait courir et sauter de la quille de l’hydravion ; disons que je n’avais pas fait ça dans ma carrière à Hydro-Québec ! », s’esclaffe-t-il.
Réfugié à l’abri du brouhaha incessant des machines, au cœur de la centrale LG-2, il raconte avec une demi-douzaine de ses collègues d’aventures cette opération de relève dont il se souviendra toute sa vie.
« Électriciens, mécaniciens, techniciens automatismes, il n’y avait même pas de superviseur. Ça prenait des gens compétents, capables de faire des travaux s’il y a un bris », énumère, à son côté côtés, le chef maintenance de LG-2, Michel Ouimette.
Sous le plancher de la salle de montage tournent les alternateurs, poussé par les turbines, elles-mêmes alimentées par la force du courant. Une seule de ces immense machine produit assez d’électricité pour alimenter 90 000 résidences, une ville de taille moyenne. LG-2 en compte 16.
En temps normal, environ 150 employés y travaillent à entretenir les machines, surtout durant l’été, lorsqu’elles ne tournent pas à plein régime.
« C’est ça qu’on gère en situation de crise. […] On était là vraiment pour être sûrs qu’on ne manque pas d’énergie », renchérit Stéphane Châteauvert.
Des acteurs clés
Pour la petite équipe de relève, la situation est hors de l’ordinaire. La fumée des incendies est telle à l’extérieur qu’elle pénètre dans la centrale, à 137 mètres sous terre.
Patrouilleuse à LG-2, Mélanie Laplante a pris part à cette mission dont elle confirme l’importance. Lorsqu’elle a appelé la veille son collègue resté sur place durant la fin de semaine précédente, elle a « ressenti que ça prenait une relève ».
C’est beaucoup de gestion quand tu es sur le terrain avec une équipe [dans une situation] que tu n’as jamais vécue. C’était spécial.
Mélanie Laplante, patrouilleuse à LG-2
Comme durant la pandémie de COVID-19 : l’avion se construit en plein vol. Hydro-Québec s’adapte. Une structure est mise en place. On prend en note les numéros de cellulaire de tous afin de pouvoir les joindre rapidement en cas d’évacuation.
Jamais la sécurité des travailleurs n’a été mise en péril, assure la société d’État. « On ne fera pas brûler des gens pour s’assurer d’avoir de l’électricité. On ira la chercher ailleurs en province ou on fera du délestage, on fermera des choses », tranche le chef maintenance Michel Ouimette.
Des hélicoptères sont disponibles à Radisson en cas d’évacuation. Une quarantaine de pompiers forestiers y logent aux résidences ; l’équipe de huit travailleurs d’Hydro-Québec restés sur place s’est chargée de préparer leurs lits.
Résultat de ces efforts inédits : aucun des barrages du complexe de la Baie-James, qui fournit la moitié de l’électricité de la province, n’a cessé de produire malgré les incendies. Les installations non plus n’ont jamais été réellement menacées.
« Le réseau a montré une grande résilience face à cette situation d’une intensité sans précédent », confirme la responsable des mesures d’urgence chez Hydro-Québec, Maryse Dalpé.
Des « déclenchements » ressentis au sud
Certes, des clients ont été privés d’électricité jusqu’à Montréal par le « déclenchement » de lignes électriques dont le plus important, cet été, est survenu le 13 juillet dernier.
En fin d’après-midi, une alerte de tornade est en vigueur dans la région métropolitaine. Mais le soleil brille toujours lorsque, sans crier gare, 500 000 clients d’Hydro-Québec sont plongés dans le noir.
Les vents violents qui frapperont la métropole quelques heures plus tard ne sont pas la source de cette interruption massive, qui se trouve plutôt sur les quelque 1000 kilomètres de lignes électriques, quelque part entre la Baie-James et le Stade olympique.
Hydro-Québec déboise avec soin le terrain sous ses lignes électriques, de manière que le feu n’atteigne pas directement les pylônes puisque la végétation y est basse.
Dans la taïga du cœur de la province, cette technique a de nouveau porté ses fruits, tandis que les lignes électriques tiennent toujours, comme épargnées par le brasier qui a ravagé plus d’un million d’hectares d’épinettes, de mélèzes et de pins gris.
Le problème ne vient pas des flammes, mais de la fumée intense des incendies porteuse de particules conductrices qui peuvent créer des courts-circuits sur les lignes électriques.
Pour éviter qu’elles ne grillent, des détecteurs coupent le courant de façon automatique. Il s’agit d’un « déclenchement ». Au grand déplaisir de clients dont les résidences se trouvent souvent à des centaines de kilomètres de là.
Dans les confins de la centrale LG-2, par lesquels on accède via un large tunnel creusé dans le roc, ce déclenchement se traduit comme par un sursaut de moteur. Un groupe turbine-alternateur, l’une des 16 immenses toupies alimentées par l’eau contenue et grâce auxquelles la centrale produit de l’électricité, s’éteint momentanément.
« Si un groupe déclenche, inquiète-toi pas, tu vas le savoir », s’exclame le chef automatisme, Richard Dupont, bien assis dans un bureau insonorisé suspendu au-dessus de l’aire de montage de LG2, où bourdonnent les groupes alternateurs. « Il va y avoir un flash, et on va sentir […] vibrer. »
Comme un souque à la corde
Il utilise la métaphore d’un souque à la corde. « Si, à l’autre bout, ils lâchent la corde, il faut s’assurer qu’on ne tombe pas sur le dos. »
Ce mécanisme découle du 12 mars 1989, lorsqu’une variation brusque du champ magnétique terrestre en raison d’un fort vent solaire a provoqué une panne généralisée du réseau d’Hydro-Québec. Pendant plus de neuf heures, le Québec entier a été plongé dans le noir.
Depuis, le réseau a été renforcé. Et la présence d’une petite équipe à LG-2 au pire de la tempête a évité tout arrêt inopiné de la production d’électricité.
On reverra toutefois les mesures d’urgence, notamment pour empêcher la fumée des incendies de pénétrer dans la centrale. « C’est quelque chose de le planifier, c’est quelque chose d’autre de le vivre », résume Michel Ouimette. « Ça risque d’arriver pas mal plus souvent, ces affaires-là », opine son collègue Stéphane Châteauvert.
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Nombre de centrales du complexe La Grande, à la Baie-James, qui fournit la moitié de l’électricité produite au Québec. Elles sont disséminées d’ouest en est sur 800 km : LG-1, LG2 (et LG-2A), LG-3, LG-4, Laforge-1, Laforge-2 et Brisay. Du réservoir Caniapiscau, la plus grande étendue d’eau douce dans la province, à la Baie-James, une goutte d’eau est ainsi turbinée sept fois.
Source : Hydro-Québec